Soldats sénégalais au camp de Mailly de Félix Vallottton. Titre de la nouvelle : Souvenir de 1917 au camp de Mailly.
Rachel Diakité
Je me rappelle de ce jour là, à Mailly. Il faisait froid malgré le soleil. Le sol était recouvert de cette poudre blanche et étrange qui nous avait effrayés la première fois que nous l'avions vue. Douce et floconeuse quand elle tombe, elle devient dure et glacée puis se transforme en boue. La neige. J'étais presque allongé, attendant que mon corps et mon âme se reposent enfin. Je pensais à ma fiancée Aminata, là-bas en Casamance. Je pensais à elle et elle pensait encore à moi. J'avais des traits réguliers et un regard fier. Je portais sur la tête la chechia rouge et mes guêtres bien qu'abimées tenaient encore le coup.
Nous étions épuisés après le désastre du Chemin des Dames. Des dames nous n'en n'avions pas vues, seulement la grosse Bertha! Et des obus tout le temps !
La terre de France en charpie qui suinte du sang, ces gueules terrifiantes qui viennent nous réveiller dans la nuit et ces mauvais génies des lignes qui se mettent à danser en tremblant.
Oui, je me souviens très bien à cet instant où nous vaquions nous, charmants tirailleurs à nos occupations! La joie s'était effacée de nos visages à force de croupir, transis, boueux, terrifiés dans l'enfer des tranchées.
En avant le 43ème régiment! A l'attaque ! Nous chargeons dans le vacarme et les grondements, la cannonade incessante, nous rampons, nous explosons, nous tuons. Il parait que nous sommes vaillants, que nous faisons peur aux Allemands, avec notre peau noire, la force noire, les barbares, les orangs-outans, la honte nègre.
Je voudrais être à nouveau à Mailly dans ces petits baraquements.
Une semaine après ce court répit, nous avons tenté un nouvel assaut et j'ai perdu mon visage. Il ne me reste plus que cette peau brûlée, ma lèvre fendue qui pend lamentablement et mon regard torve et presque transparent.
Je ne suis plus un homme. Je suis une gueule cassé. Une gueule que tous les toubabs n'ont pu réparer entièrement.
Le 14 juillet 1919, j'ai participé au défilé de la victoire sous l'Arc de Triomphe. Un ami sculpteur qui aime nos fétiches m'a amené à une exposition sur les Nabis. Et j'ai acheté plusieurs cartes postales reproduisant le tableau de Felix Vallotton "Sénégalais dans le camp de Mailly". De cet artiste je ne retiens que ce souvenir qu'il a peint de moi. Il a gardé mon âme dans ses pinceaux. Son prénom veut dire heureux.