"La Troisième galerie au théâtre du Châtelet" - Applaudissez-vous !

Anne S. Giddey

Inspiré d'un tableau de Félix Vallotton.

Caché derrière le rideau d’or et de rouge, à l’exact endroit où les acteurs surgissent des coulisses pour naître à la scène, Phileas Fogg – ou du moins celui qui incarne, ce soir, le héros de Jules Verne – observe les spectateurs qui s’observent.

- Regarde-les ! Même au plus fort du spectacle, certains persisteront à fouiller les loges du regard plutôt que de suivre la pièce, et cela sans vergogne. C’est de la plus haute élégance de s’entre-regarder, la paire de jumelles vissée aux yeux. Vanitas vanitatum, omnia vanitasEt ça cause, et ça arrive en retard, bouscule le monde, tout est méticuleusement calculé pour se faire remarquer. Ce n’est pas une salle de spectacle, mais une leçon d’histoire naturelle.

L’homme, qui se tient debout aux côtés de l’acteur, acquiesce en silence. Jean-Baptiste Fauconnier – alias Mr. Fogg – reprend de plus belle :

- Tous autant qu’ils sont – soldats, marchands, bourgeois qui raflent des millions à grands coups d’expropriations, aristocrates à la fortune plus ou moins rescapée de l’Ancien Régime –, tous, je te dis, sont bien plus acteurs que moi. Sublimes et désinvoltes, dès qu’ils mettent les pieds dans le monde. C’est une farce qui empeste à plein nez leurs consciences vendues à tous les diables, et leurs ventres gargouillent, gavés d’un pain au goût de larmes et de cadavres, quel que soit le squelette qu’ils laissent derrière eux, personne ne prend la peine de le planquer dans un quelconque placard. Aujourd'hui, il est temps. Il est l’heure pour moi de prendre ma revanche.

Comme sous l’effet de la menace, le parquet du théâtre du Châtelet craque sous ses pieds, à croire que la hargne le rend plus lourd, massif. Quant à son interlocuteur, le regard chirurgical, il semble disséquer l’assistance, la dépecer sans complaisance, traquant la fêlure au-delà des apparences.

En cette année 1895, à l’évidence, la véritable pièce se joue ailleurs que sur les planches ; la folle allégresse de cette fin de siècle n’est-elle pas qu’une grotesque fumisterie ? L’envers du décor, c’est à l’aube qu’il se fait connaître, quand la fête retombe en cendres froides sur les pavés, quand s’échouent cet homme, cette femme, seul, seule, à la table d’un café. Ils ont transgressé la loi de la nuit, ils ont aimé ou pleurent de rage d’en être incapables. On s’amuse tant et tant qu’on s’ennuie aussitôt d’avoir tout vécu, il ne reste rien de l’appétit des sexes et de l’or, alors on est vieux, à vingt-deux ans à peine, vidé de tout sauf d’un sombre pressentiment. L’époque est belle, mais c’est sa dernière danse, avant celle, macabre, de la grande hécatombe. Paris, Dieu ait son âme ! La capitale, dont la défroque historique est battue en brèche, se retrouve à la une de tous les journaux. On l’a tant détruite, durant ces dernières décennies, et ravalé sa puanteur pour permettre aux grands monuments et au petit peuple de respirer. En tendant l’oreille, on pourrait presque entendre soupirer d’aise le Louvre, délivré des façades déglinguées du vieux Paris qui se pressaient contre ses flancs. Et la vie des hommes, alors ? Transie de froid, d’ambition, du tas de besogne, d’amour vénal, d’affaires véreuses, d’argent – l’argent, assurément, c’est bien de lui qu’il s’agit, et des femmes aussi, les femmes… En ce Paris, si les hommes ne sont que de deux sortes – le riche et le pauvre –, la femme est double, triple et polymorphe, elle est mondaine, totalement ou à demi, tout à la fois travestie, cocotte et bourgeoise.

Dans la troisième galerie du théâtre, un journaliste réputé bâille bruyamment. Le Tour du monde en quatre-vingts jours… La pièce occupe le haut de l’affiche depuis des années et il l’a déjà vue à maintes reprises. Il regrette cette soirée perdue, le salon du mardi, la vie des boulevards qui le tient bien davantage en haleine que n’importe quelle féerie à la mode. Il voue une véritable passion au crépuscule parisien, à la grande crue des piétons qui se brise contre la circulation dense des fiacres, des omnibus et des charrettes à bras. Les pauvres rentrent chez eux, les chairs labourées par la dure journée, et leurs silhouettes fantomatiques se font boulotter par l’obscurité naissante, perdant toute identité. En ont-ils une, de fait, quelle que soit l’heure, qu’ils vivent ou qu’ils meurent ? Ce ne sont que des noyés en sursis… Au même instant, à la trouble lueur des becs de gaz, le Paris de la nuit se fait un nom, de la Madeleine jusqu’à la Bastille, en lapant à petits coups de langue l’absinthe que postillonnent les filles de joie dans un grand rire vulgaire. Paris est là, Paris a faim.

- Tu vois cet homme, ivre de sa personne, installé sur son cul comme sur un trône ? fulmine Jean-Baptiste en désignant le journaliste. Avec ses articles, il fait la pluie et le beau temps…

Le comparse du comédien n’a toujours pas lâché un mot. Derrière eux, Passepartout, Fix et Mrs. Aouda, légèrement décomposés sous la poudre de leurs maquillages, attendent de s’embarquer, une fois de plus, pour le même tour du monde. La pièce fait tous les soirs salle comble, sauf que… Jean-Baptiste les inquiète un peu. Beaucoup. Lui n’a rien à perdre, il est foutu. Sa mémoire a des fuites, elle pisse de haut des tirades entières de La Dame aux camélias, on ne sait pas où ça s’en va, ce fatras de mots, mais ça se tire de là, c’est sûr. Si seulement ça pouvait s’en aller fertiliser d’autres esprits, imprégner l’âme des jeunes acteurs qui prendront la relève, un jour ou l’autre, mais non. Et personne ne sait si le Dieu, là-haut, aime Jules Verne et Alexandre Dumas fils, s’il s’abreuve des grands textes du répertoire tranquillement assis sur son trône comme sur un cul. Peut-être que, sublime et désinvolte, il se contente – et se contentera toujours – de laisser l’herbe des cimetières pousser sur tous les Phileas Fogg du monde et toutes les Dames aux camélias, leur mémoire théâtrale pillée par les vers, gaspillée là, six pieds sous terre.

Au théâtre du Châtelet, le lever de rideau se fait attendre. Jean-Baptiste, d’un geste autoritaire de la main, a endigué le mouvement vers l’avant des acteurs et des techniciens, à l’instant même où ces derniers s’apprêtaient à lancer les machineries. A présent, l’œil féroce, il repousse le velours rouge pour venir se placer bien au centre, seul, face à la salle enfiévrée.

- Mes beaux messieurs, belles dames…

Pour la plupart, les spectateurs restent sourds.

- Ne vous souciez pas de moi, reprend Jean-Baptiste en haussant le ton, vous avez pleinement raison. Ce soir, je vous offre la possibilité de poursuivre vos simagrées mondaines jusqu’à plus soif… C’est le moment de faire le tour de votre monde, un tour sur vous-même si cela vous enchante, quel beau voyage vous attend… Londres, Suez ou Yokohama, à quoi bon ? Railways, paquebots… Inutiles ! Embarquez pour le Grand Paris, allez fourrer votre nez dans la chair fraîche des femmes comme si vous l’enfouissiez dans la sueur des docks. Il y a certainement de la roche diamantifère dans la touffeur des alcôves, puisque vos tendres amies y entrent les épaules nues pour en ressortir avec, à leur cou, ces cailloux aux relents intimes. Ah les diamants, larmes de Dieu que vous faites couler en rivière chaude jusqu’à la pointe des seins… Applaudissez-vous ! Laissez donc s’afficher sur votre visage le sourire satisfait d’un acteur acclamé !

Dans le silence stupéfait, Jean-Baptiste frappe alors dans ses mains, lentement, d’une manière forte et résolue, et les battements, magnifiés par l’acoustique exceptionnelle, résonnent dans le théâtre comme autant de claques qui retentissent à la figure du Tout-Paris. Le premier moment de stupeur passé, la salle s’échauffe et Jean-Baptiste disparaît sous les huées, dans un remous de rideau. “Ils sont à toi”, ce sont les derniers mots qu’il lance à son interlocuteur, au regard si singulier.

Le théâtre n’est plus qu’un immense brouhaha alors que le monde s’en va, suivi de près par le demi-monde… La carrière de Jean-Baptiste Fauconnier est terminée, c’est ce que l’on entend de toute part. Beaucoup de ces personnalités sont des mécènes, elles ont le bras long, interminable même, après l’avoir nourri, elles lui enlèveront le pain de la bouche. A contre-courant, l’acolyte de Jean-Baptiste remonte la foule pour aller s’installer sans bruit dans la troisième galerie, c’est à lui que le comédien a abandonné son public, sans un regret. Au milieu des rangées vides, quelques bourgeois sont sagement assis, ils ont payé, ils veulent en avoir pour leur argent, et les beaux costumes, ce serait dommage de les avoir enfilés pour rien. Sur les sièges rouges, l’homme aperçoit sa propre ombre portée, mais il la dédaigne, lui qui ne se sent pas vraiment exister.

Caché derrière le rideau dont l’or semble s’être liquéfié, à l’exact endroit où les acteurs reculent d’habitude sous la dernière salve d’applaudissements, Jean-Baptiste Fauconnier a ôté sa perruque pour faire face, tête nue, à ce qu’il reste des spectateurs. Il observe le peintre qui les observe.

  • Dans ce théâtre,j'ai vu passer Huysmans.Merci Anne.

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Photo chat marcel

    Marcel Alalof

    • Merci Marcel d'être entré dans ce théâtre...

      · Il y a plus de 8 ans ·
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      Anne S. Giddey

  • Félicitations ma belle... Applaudissements à tout rompre... :-)

    · Il y a environ 10 ans ·
    Locq2

    Elsa Saint Hilaire

    • Merci beaucoup Elsa pour cette salve d'applaudissements ;)

      · Il y a environ 10 ans ·
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      Anne S. Giddey

  • Bonsoir Anne,

    Tout simplement magnifique ! C'est une vraie splendeur dans la misère du tout Paris de la fin du XIXème siècle !
    Bravo pour ce tour de force, et pour cette belle littérature.
    5/5 et Coup de coeur !
    Au plaisir de vous lire.
    Bien amicalement.

    Paul Stendhal

    · Il y a environ 10 ans ·
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    Paul Stendhal

    • Merci beaucoup pour la lecture et le commentaire enthousiaste ! Je suis bien sûr très contente que le texte plaise et qu'il ait été choisi pour faire partie des lauréats...

      · Il y a environ 10 ans ·
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      Anne S. Giddey

  • Félicitations, Anne !

    · Il y a plus de 10 ans ·
    015

    carmen-p

    • Merci Carmen d'être passée par ici !

      · Il y a plus de 10 ans ·
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      Anne S. Giddey

  • C'est magnifique et poignant, témoignant d'une culture et d'une sensibilité affirmées

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Apphotologo

    Michel Chansiaux

    • J'ai pris le temps de bien préparer cette nouvelle pour rendre l'atmosphère du Paris 1900, ce que j'en ai perçu du moins au fil de mes lectures sur le sujet... Merci à toi pour la lecture et le commentaire ;)

      · Il y a plus de 10 ans ·
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      Anne S. Giddey

  • Très belle réussite Anne, d'un texte très documenté, même si je ne suis pas sûre que le Tour du Monde ait été donné en représentation au Châtelet cette année-là. Ambiance fin de siècle très bien restituée avec sa bourgeoisie imbue d'elle-même, indifférente à la misère qui pave les trottoirs des rues parisiennes. Un Jean-Baptiste visionnaire qui pressent la guerre de 14... et ce jeu de miroir final entre lui et le peintre... vraiment tout cela est mené de main de maître... Bravo Anne!

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Locq2

    Elsa Saint Hilaire

    • Merci Elsa, c'est une époque dont j'avais envie de parler depuis longtemps, même si je ne suis pas historienne et qu'il est toujours délicat de se plonger dans une période qui n'est pas la sienne. Je ne suis pas sûre non plus que le Tour du monde ait été donné cette année-là, la pièce a été bq montée au Châtelet à cette période (entre 1875 et 1914 en gros). Je n'ai pas trouvé l'information précise pour 1895, mais je me suis dit que l'important c'était que ce soit crédible... Merci pour ta lecture et ton analyse (toi qui est plus habituée que moi à te plonger dans d'autres époques :)).

      · Il y a plus de 10 ans ·
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      Anne S. Giddey

  • Une réussite pour l'atmosphère.
    Et puis, un peu étrange et douloureux, ce paradoxe entre "une salle comble tous les soirs/une pièce qui tient le haut de l'affiche depuis des années" et cette sorte de désillusion -ou d'aigreur!- du personnage de Jean-Baptiste Fauconnier. Maladie ou décrépitude? De lui? De la pièce? De la ville? De l'époque?...
    On ne sait; Tout se mêle; Et il nous reste un goût amer dans l'âme.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Un inconnu v%c3%aatu de noir qui me ressemblait comme un fr%c3%a8re

    Frédéric Clément

    • C'est ce que je voulais faire passer, le malaise... Pour moi, cette époque du Paris 1900 est comme un grand chantier (social, artistique, architectural), il en est ressorti du magnifique, mais c'est quand même une époque dure et amère... Vallotton lui-même apparemment était un homme taciturne et dépressif. Bref, ce qui m'a inspiré pour ce texte ne respire pas la joie de vivre, c'est sûr... Merci Frédéric pour ton regard toujours précieux.

      · Il y a plus de 10 ans ·
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      Anne S. Giddey

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