Solo, chant et paroles oubliées
nickrandriaman
La grande cour de l’école était presque vide. Le soleil frappait sur ce sol blanc, crémeux et rugueux. « Ouvre ! Ouvre, le robinet ! » Une voix chantonnait quelque part. « Ouvre ! Ouvre, le robinet !» Cette chanson m’attristait, elle m’évoquait la fin de quelque chose, elle m’évoquait tous les visages que j’ai connus ici, et qui maintenant ont disparu à jamais. « Ouvre ! Ouvre, le robinet ! » Elle m’évoquait le souvenir de mon meilleur ami, comment s’appelait-il ? Aymar ? Cet ami que je ne vois plus, placé dans une autre école, quelque part sur la terre, vivant ou mort. « Ouvre… »
C’était une fillette qui chantait cela, je ne la voyais pas, je l’entendais. J’avais un seau rempli d’eau dans les mains, sur lequel pendait un chiffon jaune. Je nettoyais la salle parce que j’étais puni. Elle chantait toujours la fillette, avec cette voix, si triste et si heureuse à la fois. La journée pourtant jeune, semblait être à son déclin, le soleil épanchait ses dernières couleurs vives sur cette partie suspendue de la terre. « De haut, en bas ! Ouvre ! Ouvre, le robinet ! » Je la voyais courir, elle est passée comme un animal sauvage, chassant son petit ballon, apparaissant dans le cadre de la fenêtre de la salle, puis disparaissant en dehors. Je pensais à un autre ami, comment s’appelait-il ? José ? Non ce n’est pas ainsi qu’il s’appelait. C’était un tout petit garçon, blanc comme de la neige, le visage rond, les cheveux bruns et bouclés. Comment s’appelait-il ? Je ne sais plus. Pourtant je le vois, il a pris une place dans ma petite mémoire. Pourquoi lui et pas les autres ? Il y en a eu tellement d’amis et d’ennemis dans cette école, mais pourquoi le visage et l’apparence de celui-ci me sont restés dans la mémoire ? Peut-être, parce qu’un jour, arrivé en retard j’ai dû passer par le secrétariat, et je le retrouvais là, dans la même posture que moi, attendant « nos billets d’excuses ». Bruno ? Non, ce n’est pas cela non plus…Un jour encore, je marchais avec Aymar, nous avions le bras de l’un sur l’épaule de l’autre, et derrière nous, il y avait ce petit garçon. « Vous êtes mariés, vous deux. » nous dit-il. Il était donc tout pâle, les cheveux bruns et bouclés, tout petit et plein d’énergie. Nous rigolions de la remarque qu’il fit, en nous tenant toujours embrassés.
« Ouvre ! Ouvre, le robinet ! » Je finis de nettoyer. L’école était envoûtée par un grand calme. Les arbres semblaient méditer quelque chose en silence. Les sœurs, de notre école catholique, Sainte-Thérése, habillées de blanc ou de bleu, apparaissaient ici et là. Les feuilles d’arbres tombaient et dansaient sur le terrain de la cour, et s’envolaient dans le vide pour disparaitre comme des oiseaux. Le vent soufflait et sifflait comme un gardien de prison englouti par les habitudes. Son chant m’évoquait la fin de quelque chose. La fille courrait, tournait, et chantait : « Ouvre, ouvre le robinet ! » C’était la fin de la journée, la fin de mon attachement pour cette école, dans laquelle je me trouvais depuis le début de mon apprentissage scolaire. C’était la fin de quelque chose. Sur une allée, longeant la cour de l’école, une vieille sœur marchait doucement. A cet âge-là, on ne les appelait plus « sœurs », mais « mères ». Elle n’apparaissait que très rarement. Quelque chose qui finissait. Elle m’intriguait cette vieille mère ; à chacun de ces mouvements je voyais la mort. Oui, la mort, elle était de partout dans cette école. « Où donc se trouve cet ami dont j’ai oublié le prénom ? On me dit un jour qu’il est mort noyé. » Elle était jonchée de cadavres ; ceux de ces mères, marchant, poussées par la seule force de leur agonie future ; et de ceux de nos amis enterrés dans nos mémoires aux structures fragiles ; de celui d’un homme qu’ils appellent le Christ. Du sang coulait de ses mains, de ses pieds, de sa poitrine et de son front, macabrement couronné. J’avais peur de ce lieu, j’avais peur de ces mères étranges plongées dans le silence, j’avais peur de ce corps crucifié. La fin de quelque chose. « Je crois qu’il est mort. Il c’est moi, ou toi…C’est… »
Elle tournait toujours la petite fille dans la cour en chantant : « Ouvre, ouvre le robinet… » Le soleil semblait frémir en la voyant ainsi danser. Les parts d’ombre étaient pourtant déjà là, arrivaient comme un tsunami monstrueux et envahisseur de mémoire. « Ouvre, ouvre le robinet. » Elle courait sans relâche, la fillette. et riait toute seule la fillette. Qu’est-ce qu’elle cherchait ? Qu’est-ce qu’elle fuyait ? « Tout tourne, son ballon tourne, la terre tourne, le soleil tourne ; quelque part l’eau coule. » Mais à l’époque, je n’y pensais guère, j’observais et je nettoyais.
Comment s’appelait-il ? Il était petit, portait souvent un haut blanc et un pantalon en jean bleu. Je souffre de ce souvenir. Le souvenir m’horrifie, parce qu’une personne qui n’a plus sa place que dans vos souvenirs n’existe plus dans votre vie réelle. Je regrettais l’existence de ce garçon, je regrettais notre amitié, je regrettais le temps qu’on ait pu passer ensemble dans cette école terrible. Dans cette même école, aux soucis primaires, quand je le voyais tous les jours, je me souciais peu de ce qu’il était et de ce qu’il allait devenir. Tout ce que je voulais c’était quitter cet endroit. Je m’en étais sorti, mais j’ai perdu de vue tous ces amis, bons et méchants, j’ai perdu de vue la petite fillette avec son ballon et son chant de « robinet ». Et cet ami oublié, je ne le revis plus : il est resté ce garçon, vif et petit, que je ne verrai jamais grand, certainement.