Soldats sénégalais au camp de Mailly: Salomon

-Tu n'as pas froid?

- Non, ce petit coin de ciel bleu me fait du bien.

Salomon regarde son nouvel ami accroupi à même le sol.

Il s'est approché de lui sans bruit.

-Tu veux un peu de tabac? Il m'en reste.

- Non merci.

-Pourquoi restes-tu seul? Va avec les autres.

Pas de réponse.

Seulement un haussement d'épaule.

Le jeune Dieudonné soupire et quelques larmes pointent dans ses yeux.

Salomon le regarde avec douceur et compréhension…

-Tu es bien installé dans la baraque Adrian?

-Pas trop mal. Au début le sol me paraissait bien dur. Mais j'ai amélioré ma litière, je l'ai rembourrée de paille et de fougère.

-Dis-moi Salomon, cela fait combien de temps que tu es ici, à l'hivernage?

 -Un peu plus d'un an. J'ai été hospitalisé après mes blessures et ils m'y ont muté pour la convalescence.

 - Ah! C'est pour cela que tu as une jambe raide.

 -C'était en Belgique. Des éclats d'obus… les brancardiers m'ont ramassé en mauvais état. Pas pire, que mon compagnon.

J'ai bien cru qu'il était mort. Comme beaucoup d'autres autour de moi…

Il avait le ventre ouvert

Quand ils m'ont soulevé, je leur ai demandé de vérifier l'état de mon ami.

Ils m'ont dit que c'était fini. Je ne pouvais pas le croire.

Alors je leur ai tendu un petit morceau de laine tiré de ma chaussette et je leur ai dit de le placer devant son nez.

Ils ont rigolé.

Alors j'ai hurlé de toutes les forces qui me restaient et mon sang a giclé sur la terre.

Ils m'ont dévisagé comme si j'étais le diable.

- Et alors?

- Ils l'ont fait.

Sa faible respiration a heureusement fait frémir le petit brin de laine.

 Il vivait encore.

On a été transportés dans un wagon à bestiaux .

J'ai fait de mon mieux pour qu'il tienne le coup!

J'ai chanté, je lui ai raconté des contes de notre pays…

Quand on est arrivés à l'hôpital.

Il y avait des asticots qui grouillaient et bouffaient les boyaux de son ventre.

Il avait huit balles dans le corps et un tibia éclaté!

Heureusement pour lui, il était dans le coma.

- Et toi?

 -Je n'étais pas bien en forme.

J'avais le fémur cassé et des éclats dans le bras droit.

Je suis fort comme un lion. J'en ai vu d'autres.

Quand les blancs m'ont réquisitionné.

Je me suis révolté et comme j'étais une forte tête, j'ai été placé dans un camp en Aquitaine.

Là! C'était très dur et malsain.

Nos frères tombaient comme des mouches.

Ils attrapaient des infections mortelles, des pneumonies.

Il y avait la tuberculose.

Nous étions considérés pire que des bêtes!

Des sauvages.

Des barbares.

Le camp des nègres!

On y recevait pour toute nourriture, une gamelle de riz avec un bout de viande que je cherche encore.

Ici, il fait froid mais on est mieux, on a au moins un peu de légumes pour améliorer la pitance.

 - Ton ami, Il s'en est sorti?

 - Oui! On l'a opéré au moins dix fois!

Tout le monde croyait qu'il allait mourir.

Et bien non, à chaque opération il s'en sortait!

Il en a encore, au moins, pour une année de convalescence.

J'espère, pour lui. Que la guerre finira bientôt.

Ils sont capables de le renvoyer au front.

Tu devrais voir comme certains combattants sont défigurés…

Des enfants de 17 ans!!!

"Les gueules cassées" on les appelle à l'hôpital.

Ils ne s'en remettront jamais.

Leur vie est brisée à tout jamais.

 - Je me demande, quand?

J'irai au front.

 - Que veux-tu que je te dise?

Plus tard ou jamais sera le mieux.

Tu n'y connaîtras que misère, saleté, froid, boue, faim, soif, désespoir.

les rats qui bouffent le cuir de tes chaussures quand, ce n'est pas ta chair...

Et j'en passe…

Mais le plus difficile, c'est d'entendre les hommes blessés et abandonnés sur le terrain.

Le "No Man's land" comme ils disent.

Ils pleurent, gémissent, et hurlent en appelant la mort.

Ils crient leur anéantissement en adressant des messages d'adieux pour leur proches.

En français, en allemand, en arabe, en Wolof...

C'est terrifiant.

 - Pourquoi sommes nous ici Salomon?

On n'en a rien à faire de cette guerre de blancs?

 - Pour devenir de la chair à canon…

Le noir mort est plus "important" qu'un blanc vivant.

Il fait peur le noir! 

Il ne vaut pas grand-chose!

Dieudonné baisse la tête.

 - Je ne tiendrai jamais le coup, tout est hostile ici.

Tu sais ce qui me manque le plus?

-…

- C'est le rire de ma mère et de mes sœurs.

 - Pour moi, c'est celui de mes enfants et la douceur de la peau de mon épouse…

 - Tu es triste Salomon?

 - Oui.

 - Si on s'enfuyait?

 - Tu ne connais pas ce pays!

 Ils disent que, nous, les tirailleurs sénégalais, nous sommes des monstres sanguinaires.

Que l'on coupe les oreilles des hommes pour en faire un collier, que l'on viole les femmes et que l'on mange les enfants…

Tu serais vite repris et tué ou jugé comme déserteur et ensuite tu serais fusillé…

Ils fusillent pour un rien en ce moment.

Pour l'exemple qu'ils disent.

Car il y a beaucoup de mutineries dans les rangs.

J'ai entendu une rumeur comme quoi, ils avaient passé par les armes, un pauvre garçon, un blanc, qui avait refusé de mettre un pantalon, celui récupéré sur un soldat mort au combat.

 -Mourir pour mourir, je vais me laisser mourir de faim…

 - Allons mon garçon, tu n'es pas encore au front!

Il faut garder l'espoir.

La guerre va bientôt se terminer.

Si tu veux te changer les idées.

Inscris-toi au cours de français. Tu l'amélioreras.

Madame Lucie est une gentille dame blanche, qui t'instruiras convenablement.

Tu oublieras ton "Petit-nègre".

Si tu rentres au pays, tu pourras écrire tes mémoires de combattant.

 - Je préfère devenir poète…Un grand poète!

 - Comme tu voudras.

Madame Lucie est une personne qui est dénuée de tout préjugés envers notre négritude.

Tu verras, elle connaît beaucoup de choses nous concernant.

Elle correspond avec plusieurs de nos frères!

Au fil du temps, nous sommes devenus amis.

Je l'aide, pendant mon repos, pour les corrections.

 - Tu es savant ?

 - Un simple futur instituteur, élevé dans la religion chrétienne des bons Pères jésuites… Eduqué pour devenir missionnaire parmi les miens…

C'est en apprenant ma condition, lorsque je suis arrivé ici, que le lieutenant m'a nommé:

" Instructeur de vie sanitaire"

C'est un nom bien important pour donner une base de "savoir-vivre" à nos frères.

C'est pourquoi je dois:

Vous apprendre à manger avec des couverts et non a manger dans les plats avec vos mains sales.

A suivre les traitements des médecins et non pas à écouter nos sorciers…

A surveiller vos plaies pour ne pas qu'elles s'infectent.

A éviter les bagarres en palabrant…

Et tout plein de choses dans ce genre…

 Le reste du temps, je le passe au nettoyage des douches, des latrines, de l'infirmerie et à la plonge en cuisine…

En bon nègre doux et mystérieux.

Je ne dois pas oublier ce que je suis!

 Enfin... Grâce à  toutes ces occupations.

Je n'ai pas le temps d'avoir des idées…noires…Dieu merci.

 - Tu crois en Dieu Salomon?

 - Non! Plus maintenant.