Sous le Cerro - 4 - Huelga

raphaeld

Le reste de la semaine passe en un clin d'œil. Je passe mes journées à couper, enrouler du fil barbelé que je vais jeter dans une grosse benne à cinq minutes de marche du centre. Parfois j'y balance même des barrières rouillées qui traînent sur les côtés du terrain de foot. Les filles s'occupent de la peinture… Les gars retapent les fenêtres et s'adonnent à un peu de plomberie… En général c'est Mathieu qui m'accompagne à la benne. Elle se trouve juste au pied d'une statue de mineur… résidu de stakhanovisme… la pioche levée et le regard farouche, posé sur le Cerro. Tout le quartier dépose ses ordures ici – enfin, les quelques-uns qui ne les balancent pas en l'air – ce qui attire des chiens errants par dizaines. On peut parfois entendre des jappements de l'intérieur de la benne à matières organiques…

Je pense à rien quand j'arrache les bouts de barbelés. J'ai que des yeux et des mains. C'est machinal, d'un bout à l'autre… Les gosses me taquinent, certains me sautent dessus… Je les menace avec ma pince, ils s'en foutent. Je me dis que je devrais quand même en cogner un pour qu'on me foute la paix. Vers la fin de la journée je vais taper la baballe avec les plus grands. Ils ont plus d'énergie que moi, ils ont l'habitude de cette altitude… 4000 mètres au-dessus du niveau de la mer… C'est là qu'ils sont nés quoi. C'est là qu'ils ont toujours vécu. C'est probablement là qu'ils crèveront.

Le soir je potasse une méthode d'espagnol pour les débutants. Je répète les mots à voix haute dans l'obscurité du dortoir… Comme ça je les retiens mieux. « Llegar… Llegar… Arriver. » Ceux qui passent devant la porte me regardent de travers… Bientôt je pourrai parler quelques mots d'espagnol, mais tout Potosi me prendra pour un taré.

C'est l'hiver, il fait assez froid le matin… On se couvre avec des bonnets « locaux », des écharpes en poil de lama… ça gratte… Par contre, à bosser dehors, comme y'a toujours du soleil, on finit vite par avoir chaud. Peu à peu les barbelés disparaissent de la cour. Les gosses doivent se trouver des nouveaux joujous, ils vont chercher des péripéties dans les recoins… Ils s'arrêtent jamais de remuer. Je commence à échanger quelques mots avec eux, à les reconnaître… Même leurs prénoms, je saisis les nuances subtiles… Ces gosses-là n'ont pour la plupart jamais mis le pied dans un tunnel. Pas comme ceux de Jérôme et Nathan, tout là-haut sur le flanc du Cerro… M'enfin on a bien deux trois éclopés. C'est d'ailleurs le sujet principal au dîner, quand on se retrouve tous au Koala Den. Chacun y va de son histoire la plus atroce pour impressionner les autres. Y'a aucune décence… C'est là qu'ils trouvent leur fierté ces fils de riches ; à prétendre qu'ils pataugent dans la plus infâme misère. J'ai bien appris à la fermer de mon côté… Je parle pas boulot.

Vendredi, pour me faire plaisir, mes cinq collègues m'aident à descendre le pot. Il est encore plus gros que ce que je pensais… Il tient à peine dans l'escalier. On le fout dans la cour, les nanas en profitent pour lancer un atelier de peinture. Tout à la récup', tout à l'amusement. Allez les marmots, venez peindre le mastodonte qui glissait doucement au-dessus de vos têtes… On apporte trois grands pots de peinture. Les gosses se jettent dessus. Ceux qui n'ont pas de pinceau se servent de leurs mains, leurs pieds… Leur nez… Ils en envoient partout dans les airs. Ça devient bientôt un vrai feu d'artifice liquide. On voit même plus le pot… Tout au fond d'un nuage de pinceaux, de cheveux et de chaussures qui volent…

Je me tourne les pouces. Y'a plus rien à faire pour la journée, plus aucun danger en vue. J'écoute les mamas papoter… Un mot revient, j'arrive pas à le comprendre… « Huelga ! Huelga general ! » Je note ça dans un coin de la tête…

Les enfants se sont lassés du pot. Ils vont à l'attaque des murs, des lavabos, de la chienne… Des cuisinières… Y'en a même un, l'un des plus petits, celui qui a la coulée de morve la plus longue, qui essaie de repeindre le ciel… Il est un peu con. Médicalement parlant je veux dire. Il rit comme un débile, il le voit le ciel qui change de couleur… Il s'imagine que c'est avec ses mains qu'il fait ça. Il s'attaque au soleil qui devient rouge. Puis il envoie des couleurs plus sombres tout à l'opposé… Du bleu marine, du noir bientôt… Tous les autres sont partis, mais il est encore là. Il va chercher du blanc… Il en envoie sur toute la voûte… Je le regarde faire… Pour la lune, il choisit un rouge vif, juste au-dessus du Cerro. Puis il disparaît dans un dernier coup de pinceau... Du noir.

  • Si j'aime beaucoup lire ce carnet de voyage, au fil des pages, y a je sais pas...Un truc dans le ton par moment, un peu méprisant, indifférent, enfin c'est assez dur à déterminer, d'autant que juger un regard c'est un peu pas terrible comme concept, mais à la lecture, cela projette comme un manque d'empathie peut-être trop absolu, qui me laisse un goût bizarre à chaque fois.
    Après cela reste tout à fait subjectif, mais juste en passant. J'ai bien aimé les notes de fin par touches de couleur, un côté surréaliste qui adoucit, donne un autre angle, sympa.

    · Il y a presque 11 ans ·
    Avat

    hel

    • Alors je te rassure, le regard méprisant est totalement voulu ! Enfin tu devrais être plus révoltée que ça, ça veut dire que mon narrateur n'est pas assez abject et que je vais devoir en remettre un coup...

      · Il y a presque 11 ans ·
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      raphaeld

    • Bah en fait c'est délicat de débarquer sur un texte et de dire " ton narrateur quel con!", si tant est que se soit autobiographique, ça peut vite mal se prendre et partir en guerre des tranchées...Quoiqu'il en soit si c'est voulu, je ne le trouve pas assez tranché alors pour en avoir la conviction, d'autant que le regard de fin contraste, il est attentif et il a une poésie qui à mon sens va à contre-pied de cette intention si c'est la tienne.

      · Il y a presque 11 ans ·
      Avat

      hel

    • C'est parce qu'il y a aussi une autre intention derrière... Enfin j'irai au bout avant de remodeler le tout. Là, avec des coupures c'est pas évident de garder le fil !

      · Il y a presque 11 ans ·
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      raphaeld

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