Souvenir d'une nuit d'été
David Humbert
Tu vois fiston, on était quatre, inséparables. Une amitié qui remontait au lycée, j'avais d'abord rencontré Fabien grâce à un slogan vantant l'absurdité de l'existence sur son t-shirt gris et qui m'avait amené à d'abord détester pour ensuite adorer son frère aîné Steve.
Autour de cette trinité naissante, est venu rapidement graviter Fred et ses épaules tombantes, attiré par la masse de notre trio qui évoluait souvent entre la fin d'un fou rire et le début d'un autre.
Le père de Steve et Fabien avait été professeur de boxe française, de Savate comme il aimait le préciser. La boxe lui avait, d'après ses dires, apporté une stabilité et un objectif à une époque de sa vie ou ses roues ne demandaient qu'à sortir de leurs rails, mais elle lui avait aussi pris son œil droit et avec lui sa capacité à appréhender correctement les profondeurs, le privant depuis du luxe de pouvoir conduire une voiture. Ils vivaient avec leur belle-mère, au sens étymologique.
On n'a jamais rien su à propos du père de Fred, qui était le sosie masculinisé de sa mère, à se demander si l'absence de son père dans sa vie a fait qu'il poussa sans savoir comment lui ressembler.
On avait 128 dents, 4 langues et un goût certain pour la poilade.
Voilà pour le contexte, ce qui nous amène à cette douce soirée de juillet et à notre bivouac.
On en parlait depuis des semaines et c'était le premier samedi où il n'y avait pas quelqu'un qui devait se rendre chez le dermatologue pour enfin traiter ce furoncle purulent qui, bien qu'il nous ait parfois amusés, nous a surtout appris de nouvelles grimaces, et où personne non plus n'avait d'entretien d'embauche via visio-conférence pendant laquelle, bien que surqualifié, une mauvaise inclinaison de la webcam dévoile que vous n'aviez pris soin de vous vêtir seulement le haut du corps, un élément qu'il est difficile, voir impossible, de contrebalancer, qu'importe vos qualifications.
Bref, nous avions planté notre tente, collecté du bois mort et sec, ramassé de l'amadou pour l'allumage et nous nous tenions à ce moment parfait tous quatre devant un feu d'une hauteur plus qu'honorable et dégageant une chaleur qui faisait perler nos fronts sans avoir à effectuer le moindre effort.
Le crâne de Steve, lisse comme le cul d'un nouveau-né suite au badigeonnage de crème dépilatoire effectué à son insu, alors qu'il était endormi pendant le trajet jusqu'ici, brillait à la lueur du brasier tel un Colonel Kurtz non incarné par feu, Marlon Brando.
Fabien regardait son frère en riant de toutes ses dents, sauf celles du fond, fier de sa blague.
Sur de grands pics de bois, des Chamallows roses, blancs et bleus crépitaient dans la semi-obscurité de la nuit naissante et j'avais hâte qu'ils soient fin prêts pour me délecter de ce plaisir moitié sucre fondu aromatisé fraise, moitié langue brûlée.
Fred se tenait debout, les épaules éternellement tombantes et pieds nus comme parfois, affichant sur ses deux gros orteils de longs et drus poils noirs, ce qui est étonnant lorsque l'on sait qu'il est parfaitement imberbe sur le reste du corps, si l'on exclu son pubis.
Atour de nous, la forêt était d'un noir d'encre et au-dessus, la voûte céleste constellée d'étoiles nous rappelait à nos origines cosmiques et quelque part aussi à l'éphémerité de notre vie.
C'était l'un de ces moments où vivre l'instant présent était l'unique façon de faire possible, un pur instantané de bonheur.
Un énorme pic ressemblant à corne blanche vint soudainement transpercer le thorax de Fred depuis l'arrière, dans un grognement digne des chiens des enfers, d'un coup sec qui ne sembla ne rencontrer aucune résistance.
Au même moment, ce fut Fabien qui eut les deux jambes arrachées, juste au-dessus des genoux. Deux parties de son corps maintenant séparées l'une de l'autre par le même genre de corne pointue, seulement plus petites.
Le visage de Steve fut comme plissé vers l'intérieur, transformant son sourire charmeur en une grimace ignoble, son faciès tout entier paraissait chiffonné.
Quant à moi, un de ces pics blanchâtres transperça la nuit et me frôla le visage, simultanément une autre me transperça au niveau de l'épaule gauche, emmenant mon bras dans une position qu'aucune articulation du corps humain n'aurait permis.
Je me mis à hurler : « Lâche cette photo, saleté de chien de malheur !» et bondis depuis ma chaise à la poursuite la bête.
Très bien écrit et très original, bravo!
· Il y a plus de 2 ans ·Christophe Hulé