• Miss Mind •

Sandra Von Keller

Un voyage en train. Une mystérieuse inconnue. Il y a de ces rencontres qui nous marquent à jamais...

Après avoir affronté une journée des plus exténuantes, puis le ventre urbain, cette masse de stress sur pattes trop empressées, la chaleur moite et l'odeur moisie du métro, j'ai dû faire face à une autre contrariété. Celle de la traditionnelle voix SNCF qui annonçait que le train numéro 3189, en raison d'un rail défectueux, allait avoir un retard de trente minutes. Je détestais errer dans les gares et l'idée de rester à Saint Lazare une demi-heure de plus m'exaspérait. 

Par tous ces faits irritables, mes nerfs étaient à vif jusqu'à que je prenne place dans ce fameux train qui n'était pas si maudit. Je n'avais pas choisi mon emplacement par hasard et dieu merci, il n'était pas réservé. Il se trouve que je me suis surprise à ressentir une attirance profondément troublante pour une mystérieuse inconnue qui me laissait pour seule information de sa personne, un penchant pour la littérature russe. Lorsque l'annonce du train retardataire avait été signalé, je l'ai vue déambuler près d'un guichet en marmonnant « Putain de merde, il ne manquait plus que ça ! » s'empressant de sortir telle une arme à dégainer, son Vladimir Nabokov d'une pochette extérieure de sa valise. 

Je l'ai tout de suite aperçue parce qu'elle avait une longue chevelure brune et des yeux très clairs. Oh, à moi aussi, c'est une de mes armes, mais tout de même, on a pas idée d'avoir des yeux pareils. A trop s'y plonger, on en perdrait la mémoire, on peut tout y voir, même un monde qui s'écroule. Ce regard vif et translucide qui semblait presque insaisissable par tant de profondeur. Ce genre de truc qu'on pourrait qualifier d'hypnotique me clouait littéralement sur mon siège, presque mal à l'aise. Lorsque le mystère est trop grand, ce n'est pas une certaine peur qui se manifeste, mais une sorte de stupeur latente qui nous éventre de l'intérieur. Je crois qu'avec des termes plus simples, je pourrais dire que mon âme était en train de brûler.

Ah... Ses yeux... Je n'aurais su dire s'ils étaient bleus, verts ou gris. Peut-être les trois. Peut-être même une couleur inconnue. Son maquillage charbonneux et ses longs cils ombrés offraient un spectacle oculaire stupéfiant. Une véritable beauté froide, presque morte. Ne voyez pas là un fantasme nécrophile. Je parle de cette beauté paisible lorsque le corps se relâche, au dernier souffle. Un regard de solitaire tourmenté qui semblait distinguer l'univers d'une autre manière que nous tous... Tout d'un coup, ses yeux de chats se sont retrouvés dans les miens. J'ai eu la nette impression que j'étais crucifiée sur place, complètement transpercée de part en part. 

J'étais complètement chamboulée par cette femme à tel point que je ne savais plus où me mettre. L'effet qu'elle produisait sur mon anatomie, ce désir qui se diluait dans mes veines était une grande première. J'avais du mal à respirer, sa présence me remuait le sang et j'entendais ce foutu cœur crépiter dans ma gorge et mes tympans tout en bondissant hors de ma poitrine. Bon sang, j'avais tout l'air d'une adolescente attardée, les hormones en extase. Cette femme était là, juste en face de moi, elle et son regard de dingue jonché de mille émotions plus différentes les unes que les autres. C'est fou, je ressentais presque son incommensurable besoin d'être transparente, mais sa prestance était trop vive pour passer inaperçue. 

Mais pourquoi m'attirait-elle donc autant ? Peut-être parce que pour la première fois de ma vie, je me suis véritablement demandé qui était cette personne en face de moi. Comment s'appelait t-elle et d'où venait-elle pour avoir un tel teint de pêche et une peau si merveilleusement blanche ? Et surtout quelle était sa destination ? Non pas que je sois particulièrement odieuse, mais je n'ai jamais prêté le moindre intérêt au genre humain, bien que je fus souvent fascinée par quelques allures ou visages de passants furtifs. Mais elle... Elle était trop fascinante et pas assez familière pour s'arrêter à une simple image. 

Le genre d'œuvre d'art au musée que vous ne pouvez pas simplement regarder. Vous voulez savoir son histoire, d'où elle vient, le pourquoi de son existence, ce qu'elle représente... Tout cela se trouve dans les archives historiques. Elle, tout se trouve dans son regard. Mais, trop de contradictions. Trop de contraires. Trop de tout et de rien... Il y a tant de choses mais beaucoup de vide aussi. Peut-être était-ce cela le secret de sa beauté, le secret de toute la fascination qu'elle suscitait. Elle maquillait la douleur avec grâce et retenait dans son âme toutes sortes de plaintes, d'ennemis intérieurs et de confidences torturées.

Ses genoux touchaient presque les miens tant ses jambes étaient grandes. D'ailleurs, ses jambes de gazelle... Si fines, si gracieuses.. On aurait dit qu'elles étaient presque timides derrière leur résille, une sorte de pudeur délicate dissimulée sous une robe de soie très moulante. J'avais l'impression de posséder un côté bestial comme tout homme normalement constitué, mais j'étais pourtant bel et bien une femme qui éprouvait une folle envie d'effleurer ses hanches et de mordre dedans par simple plaisir, comme lorsqu'on caresse une liasse de billets, ce geste inutile mais plaisant parce-que l'on est conscient de sa valeur. 

Ses talons étaient très haut, je me suis toujours demandé comment on pouvait marcher dans de telles échasses mais ça lui allait si bien même si elle n'en avait pas besoin. Très excentrique mais paradoxalement très discrète. Trop de douceur. Trop de pureté dans son regard pétillant. Un visage trop angélique pour paraître insolente ou même vulgaire. Je ne sais pas si elle se rendait compte du pouvoir qu'elle détenait à elle seule. Je veux dire... Elle avait l'air si craintive. En fait plus je l'a décortiquais, plus je découvrais qu'elle n'avait pas l'air confiante, comme si elle était constamment terrifiée par une chose inconnue ce qui accentuait ses grandes allures de Femme Mystérieuse et Inaccessible. Tel était le tableau fulgurant que je dressais de cette Créature. 

Je pouvais voir le paysage défiler dans ses prunelles à toute allure. Cette fois, ses yeux semblaient presque sans fond tellement le soleil s'y reflétait. Deux petits trous béants et océans qui semblaient vouloir se faufiler entre les deux plaques de verre. Ses pupilles étaient constamment en mouvement comme si elle tentait de distinguer la moindre parcelle de ce qui trépassait. Elle semblait fascinée par les champs inondés. C'est vrai que le spectacle était assez remarquable bien qu'il fût d'une sérénité désolante, quelques branches d'arbre courbées et nues flottaient à la surface de l'eau, comme une bouteille à la mer. Puis vint le tour des villes industrielles, sa moue voulait tout dire.

Par ce rictus évocateur, j'ai d'ailleurs pu remarquer que sa bouche était involontairement provocante. Très pulpeuse, couleur coquelicot, le genre de détail fatal qui en a encore foutu un sacré coup dans ma respiration déjà saccadée. Je l'imaginai peindre ses lèvres gourmandes entrouvertes avec dédain ou avec candeur. Ses ongles étaient vernis d'un joli bleu métallisé et ses phalanges étaient tatouées de grosses lettres majuscules, je pouvais y lire « Mind » sur une main, mais ne put deviner la suite, dissimulé sous des bagues en argent. D'ailleurs, ses doigts étaient très longs et fins. Bon sang, je ne pouvais m'empêcher de scruter le moindre détail en la regardant de bas en haut. 

Mais à quoi pensait t-elle donc ? Pensait t-elle à sa vie et à ses objectifs ? A ses rêves et aventures ? Peut-être même son enfance ? Ou... à quelqu'un ? Sa manière de regarder l'horizon était si mélancolique et voilà que je me retrouvais de plus en plus dévorée par la curiosité. Je me surprenais même à recomposer sa vie.

Je mourais d'envie de lui rétorquer, tel un poète démentiel « Je vous regarde... Que dis-je ? Je vous contemple. Vous me fascinez. Dites-moi donc ce que vous cachez au plus profond de vous. Je veux tout savoir. » Mais, malheureusement, le destin a fait que j'ai atterris à la mauvaise époque. On ne dit pas ces choses-là. Pas de nos jours. On ne fait plus la cour et on ne balance pas à tout va de bien belles paroles dignes d'une pièce de Molière au risque de passer pour une conne, une charmeuse de pacotille ou mieux encore, une évadée de Sainte Anne. 

Je ressentais aussi une terrible envie de me laisser aller à mes sens, me pencher sur elle et lui demander de m'embrasser. Mais il n'y a que dans les films où deux inconnues dans un train peuvent se jeter l'une sur l'autre avec fougue. Oui, j'aurais aimé que la chimie de nos deux corps s'appellent, qu'elle ressente à quel point j'avais envie d'enfoncer mon âme dans la sienne. Mais il y a des instants si fugaces qu'ils sont condamnés à rester immobiles et muets. 

Deux heures et vingt-sept minutes venaient déjà de s'écouler. Nous étions à Caen pour quatre minutes d'arrêt. Je ne pourrais décrire l'immense soulagement qui s'était emparé de moi à ce moment-là. Du fait qu'elle ne descende pas. Avant même que je réalise que j'allais pouvoir profiter d'une infime partie de sa présence, une femme d'une fin de soixantaine d'année est arrivée hors d'haleine. Elle portait un de ces manteaux et de ces sacs si encombrants qu'elle ne pouvait pas être épargnée par les maladresses. Il suffisait qu'elle se retourne ou fasse le moindre mouvement pour faire tomber quelque-chose ou pour gêner le passager voisin. Tout cela sans prendre la peine de s'excuser. Ce qui m'a marqué n'était pas son petit foulard démodé aux motifs ignobles que l'on retrouve sur toutes les vieilles bourgeoises. C'était la façon dont elle pouvait embaumer en quelques secondes le compartiment. Elle dégageait une odeur tellement musclée de Chanel qu'elle en aurait fait rougir Gabrielle de honte. Ses cheveux poivre et sel étaient sévèrement tirés en arrière, maintenus par une épaisse broche en argent. Son visage laissait pour paysage des lèvres très minces presque inexistantes que le rouge à lèvres semblait déborder de tous les côtés, des joues tombantes et blanchâtres de poudre qui accentuait ses marques de vieillesse et ne lui donnait pas bonne mine. Sans compter ses petits yeux vitreux, comme camouflés dans la chair. Son seul atout était de ne pas ressembler à ces vieilles charpentes fragilisées qui laissent l'impression de ne plus pouvoir supporter leurs tuiles tant elles sont lentes et courbées.

Cependant, lorsqu'elle prit place, elle poussa un long soupir de soulagement en se tenant toute droite comme si sa carcasse venait de subir une lourde épreuve et elle tenait fermement son sac à main sur ses genoux. Difficile alors de ne pas prêter attention à ses grossières bagues en or et ses bracelets à larges maillons. Difficile aussi de ne pas avoir l'oeil incité à remarquer ses doigts de charpais crispés aux longs ongles vernis de rouge vif. En somme, le cliché parfait de l'aigreur par excellence ou de la veuve enrichie. 

Tout ça pour dire que son arrivée a provoqué comme une tâche sur un tableau trop splendide. Je m'étais habituée à être seule avec ma mystérieuse créature dans le silence le plus complet, si ce n'est le bruit des portes de voitures qui s'ouvraient et se refermaient et les quelques rares trains qui nous frôlaient de près à en faire claquer les vitres. D'ailleurs, elle sursautait à chaque fois. Comme réveillée de son petit monde, une secousse qui la ramenait brusquement à la Réalité. Mais il se trouve que j'étais tout de même bien soulagée que la vieille femme se soit installée dans notre compartiment. Il planait dans l'atmosphère quelque-chose de moins écrasant, bien qu'elle fût délicieuse. Notre voisine provoquait une ambiance familière et calmait les crépitements de mon gosier perturbé. D'autant plus qu'elle faisait un boucan infernal avec son paquet de caramels. Tout d'un coup, elle lui en a proposé un, avec un ton d'une infinie gentillesse. 

- Ma jolie, voulez-vous un caramel ?

J'étais surprise, elle m'avait pourtant tout l'air d'une sainte aimable en arrivant, peut-être à cause de la manière dont elle avait déposé ses valises d'un air « Je n'ai pas vraiment envie d'être ici et avec vous » 

Ma belle créature en velours a refusé poliment, d'une voix douce, posée et calme. 

- C'est très gentil à vous "Madame", mais non merci. 

A mon tour, je refusais en un hochement de tête en tâchant d'insister sur mon sourire courtois.

Elle semblait attendrie par sa demande et son comportement de petite mamie-gâteau. Mais j'ai pu remarquer dans son regard qu'elle était tout autant perturbée que moi par sa compagnie. Elle n'avait plus le même air évasif et lointain. Je constatai alors à quel point son visage était comparable à un éventail. Il s'ouvrait et se fermait de manière tout aussi gracieuse. Ce qui n'était pas pour me déplaire, je voyais en elle un autre motif de fascination. Puis là voilà qui arborait un petit sourire en coin intimidé et amusé par les propos de la vieille femme qui n'arrêtait pas de faire l'éloge de son allure.

- Oh là là ! Mais que vous êtes jolie ! Vous me permettez ? Vous avez des yeux magnifiques !

- Comme c'est gentil ! Merci infiniment.

Bien sûr qu'elle était jolie et qu'elle avait des yeux magnifiques ! Je n'étais donc pas la seule à être frappée par sa beauté atypique. Même une bourgeoise de caractère pouvait le remarquer et éprouver du plaisir à la regarder. Les compliments firent place à des remarques et à des questionnements sur ses tatouages. 

- Mais j'comprends pas bien. Ce sont des tatouages sur vos bras ? Pourquoi vous les cachez comme ça ?

Sur ces paroles, la vieille femme se penchait légèrement en avant comme pour examiner de plus près.

- Ce sont des tatouages, oui. Je ne cache rien du tout, le but n'est pas de cacher mais d'exprimer.

- Bien... Oh bah vous savez, moi, je ne suis pas de la même génération. Mais d'exprimer ? Comment ça ?

- Ah, mais les tatouages existent depuis toujours, vous savez. Ça commence simplement à se populariser de plus en plus. Surtout de manière esthétique, et puis il y a des personnes comme moi qui font la combinaison des deux, l'esthétisme et l'expression. C'est un langage du corps et de l'esprit, en quelque-sorte. Ça peut être un souvenir, un symbole, un portrait, quelque-chose qui nous représente...

- Oh, vos bras racontent une histoire ? Qu'est-ce que ça signifie alors ? 

D'un petit rire gêné, ma jolie tatouée lui a répondu :

- Exactement, mais je ne peux pas vous en dire plus ma petite dame, c'est personnel.

- Oh, je vois... Bien. Et bah, vous m'avez appris quelque-chose !

Après cela, elles ont échangé un petit sourire complice qui concluait leur échange. Bon sang, j'éprouvais une folle envie d'étreindre cette bonne femme en la remerciant chaleureusement. Grâce à elle, j'avais pu écouter ma divine passagère s'exprimer plus longuement. Chaque mot qui sortait de sa bouche avait été comme un petit trésor, une chose nouvelle et exclusive de sa personne qui comblait mon coeur avide. Elle m'inspirait davantage. Plus vivante que jamais. Sans savoir pourquoi, je l'imaginai sur le rebord d'une fenêtre, légèrement dévêtue et les pieds nus ou peut-être enveloppés de chaussettes à mi cuisse, fumant une cigarette, les cheveux attachés à la volée. Maintenant que j'avais entendu sa voix, je pouvais imaginer son rire, je l'entendais et la voyais presque rire aux éclats comme une petite fille en arpentant le monde à mes côtés. En l'espace d'un instant, elle avait éveillé en moi bien des rêves.

Puis, d'un seul coup, j'ai réalisé que le merveilleux moment que j'étais en train de vivre dans ce wagon allait prendre fin d'un instant à l'autre. Je repensais à la joie infinie que m'avait procuré son immobilité à la gare de Caen. Qu'est-ce qui allait donc se passer lorsque je devrais me résigner à la voir s'en aller ? Le fabuleux poème de Baudelaire m'est venu en tête. « A une passante » qui résume mieux que jamais ce que j'étais en train de ressentir. "Fugitive beauté Dont le regard m'a fait soudainement renaître..." Et elle allait partir sans même savoir l'impact qu'elle avait produit. Sans même savoir que j'allais être à jamais marquée au fer rouge. Je comptais le temps qu'il restait avant le prochain arrêt afin de m'imprégner des derniers instants du mieux que je le pouvais. Une fois celui-ci arrivé, par chance, elle ne bougea pas d'un poil. Nous traversions Lison. Je traversais mes songes. Le compte à rebours reprenait. 

Soudain, le moment fatidique venait m'arracher de ma Miss Mind... Oui, j'avais décidé de la surnommer ainsi, à défaut de connaître son nom, je connaissais une partie de ses tatouages. Le train ralentissait petit à petit laissant place à un bourdonnement aigu. « Mesdames et messieurs, nous arrivons dans un instant à la gare de Bayeux. Je répète, à la gare de Bayeux. Veuillez prendre garde à la hauteur entre le marchepied et le quai ainsi qu'à l'arrêt complet du train avant d'ouvrir les portes. L'équipe SNCF espère que vous avez effectué un agréable voyage Gare de Bayeux. Une minute d'arrêt. » A travers la fenêtre, je constatais que la nuit était déjà tombée. La voilà qui enfilait sa veste et se levait pour attraper sa valise. Notre fameuse cocotte au Chanel en fit autant et c'est ainsi qu'elles s'en allèrent toutes deux au bout du couloir pour rejoindre le quai. Je ne pouvais pas me contenter de cette dernière image. Il m'en fallait plus. Cela ne pouvait pas se clore ainsi. Non, pas comme ça. Alors, je fis semblant d'être également concernée par cette destination. Je me levais à mon tour avec mes deux bagages pour me rendre devant la porte de sortie. J'étais si près d'elle maintenant. Je pouvais sentir l'odeur de ses cheveux. 

Mais l'agréable fît rapidement place au désagréable. La boule au ventre, j'apercevais Bayeux écrit en épaisses lettres majuscules sur un panneau blanc, faiblement éclairé par un réverbère. Puis le train s'arrêta complètement. La vieille dame était en train d'ouvrir la porte et commençait à descendre. S'ensuivit Miss Mind... qui peinait légèrement à sortir sa valise. Pensant que j'attendais qu'elle termine sa manœuvre, elle m'a regardé, essoufflée, puis stupeur... Elle m'adressait enfin un mot :

- Vous descendez ? 

- Non... 

- Ah... D'accord. Je pensais que vous aviez besoin d'aide. Excusez-moi. Au revoir. » 

Je n'ai même pas eu la force de lui répondre. Ma bouche commençait à peine à s'entre-ouvrir sans qu'aucun son ne puisse en sortir. Ma parole était suspendu dans le vide. Et elle était déjà partie... J'entendais ses talons claquer et sa valise rouler sur le goudron humide, mais j'étais incapable de plonger la tête au dehors pour enregistrer dans ma mémoire une dernière image. Je préférais rester plantée là, avec pour dernier souvenir son visage en ma direction. C'était la seule prise réelle et authentique à laquelle je pouvais m'accrocher. Enfin, j'entendis le traditionnel coup de sifflet pour signal de départ, puis les portes se refermèrent automatiquement. Miss Mind était partie sans le savoir, avec un bout de ma personne. Je sentais déjà, petit à petit, son absence se creuser au fond de mes entrailles. Elle n'aura laissé aucune trace. Pas un numéro. Pas un échange si ce n'est qu'elle partait avec pour seul mot de ma part, un ridicule « Non... » tandis qu'elle me laissait avec un souvenir ineffable. 

Et puis elle avait laissé son âme sur le quai.
Moi avec.

Malgré cette grande tristesse pimentée de désarroi, je souriais du simple fait qu'elle existait... Il restait une vingtaine de minutes avant mon arrivée. Mais il était hors de question que je retrouve ma place. Pas sans elle. Même l'odeur du Chanel venait à me manquer. Dés lors que je sentirais ce parfum ou même que j'apercevrais une femme similaire à cette Mamie Caramel, je penserais à elle. Mais on venait m'apporter un souvenir plus parlant. Un contrôleur vint à ma rencontre en me demandant « Est-ce que ça vous appartient ? J'sais que vous étiez à cette place tout à l'heure, je l'ai retrouvé sous la poubelle. » Voilà qu'il tenait dans ses mains le fameux Vladimir Nabokov, l'arme de ma Miss Mind... J'ai cru un instant que j'allais éclater en sanglots, mais je n'ai fait qu'acquiescer en le rangeant dans la pochette extérieure de ma valise comme elle l'avait si bien fait trois heures auparavant. 

J'ai conscience que la plupart d'entre vous allez trouver ça extrême ou de mauvais goût. Mais sachez qu'aujourd'hui, mes bras aussi ont une histoire. On peut notamment y découvrir le portrait d'une jolie brune aux yeux indicibles et irisés qui va de mon épaule à mon coude. J'ai reconstitué ses traits du mieux que j'ai pu avant que ma mémoire visuelle ne me fasse défaut. Si vous vous penchez de plus près comme Mamie Chanel, vous pourrez y voir inscrit « Miss Mind » avec les mêmes lettres que celles qui étaient gravées sur ses phalanges... Souvent, on me pose la question. « Pourquoi Miss Mind ? » et avec le même petit rire gêné qu'elle avait adressé à son interlocutrice, je réponds que c'est personnel...

  • (désolée, fausse manip' ) ai été comme aspirée par son regard que je me figurais de façon vivace, comme au cinéma.
    Ta plume est très ' visuelle ' je trouve.
    Et je trouve cela magnifique d'être en mesure de ressentir autant et tant rien qu'à la vue d'un être inconnu, de pouvoir apprécier ces apparitions fugitives qui sont rien et pourtant peuvent être tout ; un regard, une seconde d'éternité qui pèsent bien plus que toutes les minutes vécues auprès d'autres que l'on connait et que l'on aime, pourtant.
    Ces moments de grâce sont rares et d'autant plus précieux.
    Merci à toi de ce partage.

    · Il y a presque 6 ans ·
    320806135 small

    fee-melusine

  • Absolument sublime ...c'est un hommage assez exceptionnel que tu lui rends là.
    Ce texte aurait-il été écrit tout autrement que j'aurais pu être interloquée , dérangée, mais en te lisant, j'

    · Il y a presque 6 ans ·
    320806135 small

    fee-melusine

  • Tout simplement magnifique !

    · Il y a environ 10 ans ·
    543872 443723619027293 801980583 n

    elwen

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