Sticky Fingers et doigts dans la prise

Christophe Butruille

Fin 1969. Woodstock n’a pas six mois mais semble préhistorique. C’en est fini du folk. Le cauchemar du Vietnam fait débander toute la génération d’après-guerre. Les sixties sont mortes, et avec elles l’illusion d’un monde meilleur. Comme les Who, les Stones n’ont qu’une envie : taper dans le dur de ce rêve mort. L’inspiration pour leur nouvel album sera urgente et rugueuse.

Ils enregistrent d’abord trois titres dans l’Alabama à la fin de leur tournée américaine de novembre, l’anecdotique «You gotta move», mais surtout les essentiels «Brown sugar » et «Wild horses ». Dans sa biographie, Keith Richards laisse poindre sa tendresse pour ce dernier titre, une balade désabusée en guitares slide et acoustique. « Un de ces moments magiques où tout se met en place. Comme Satisfaction : tu le rêves et brusquement c’est là, sous tes doigts ». Au milieu du film «Gimme Shelter », on peut l’observer appuyé contre un mur du studio fredonnant la chanson pour lui-même, les yeux fermés, comme en extase. Jagger est en pleine forme lui aussi, écrivant les paroles de chacun des deux morceaux en moins d’une heure juste avant de les enregistrer.

Avant la reprise des séances, qui se déroulent à Londres à partir de mars 1970, le drame du concert d’Altamont a terminé de briser le rêve. Un spectateur est mort durant ce concert gratuit, tué par un Hell’s Angel membre du service d’ordre. Le groupe en est horriblement affecté. La tonalité des morceaux qu’il signe transpire dés lors d’une violence qui ne se tait plus. Les rythmes sont tendus, les cuivres créent un climat urbain agressif et excitant («Bitch », «I got the blues »). Le jeu de guitare de Mick Taylor, dont c’est le deuxième album avec les Stones, apporte une dimension héroïque à l’ensemble. «Sway  », qu’il co-signe avec Mick et sur lequel Keith ne joue pas, est un des morceaux les plus rageurs jamais enregistrés par le groupe. Le jeu de batterie de Watts se teinte quant à lui de reliefs insoupçonnés qui vont jusqu’au free-jazz. Il atteint son apogée sur le fabuleux coda instrumental de «Can you hear me knocking  », titre le plus ambitieux de l’album.

Last but not least, les garçons placent dans le disque un titre qu’ils ont enregistré en mars 69, «Sister Morphine », signé Marianne Faithfull. Ce titre, sommet de tension, de frustrations traduites en électricité, leur vaudra bien quelques ennuis juridiques avec la jolie Marianne, non créditée. Il est simplement l’un des moments les plus ahurissants de leur travail ensemble, un joyau inaltérable aux reliefs ciselés et tranchants.

Voilà. Sticky Fingers est le jumeau anxieux et speedé de «Let it Bleed ». Ses colères paralysent. D’abord ses menaces maintiennent l’auditeur à distance avant de l’ensorceler. Puis sa grâce laisse sans voix. On peut dire en cela que c’est un disque vénéneux. Et que mince, à chaque écoute depuis quarante ans, quelle jouissance de se faire mordre !

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