Sugar baby love

"Fred, bon sang, faut faire une fête à tout casser! c'est pas tous les jours que t'as 65 balais. Tu vas toucher l'AVS, mon salaud".

Jacky le baratineur l'a saoulé avec ses phrases ronflantes et comme un bleu, Fred a marché dans son projet. Moi pas, Jacky m'avait fait le coup un mois avant, non non je lui avais dit, arrête ton cirque, ça me branche pas du tout ton plan à la gomme. "Marcel tu vas louper un week-end d'enfer, m'avait lancé Jacky vexé, ah tu te rends pas compte, Nice, c'est plein de soleil, de bistrots sympas, de nanas extras." Fred lui, a fini par dire oui même s'il avait la trouille de se faire avoir. Bien sûr ça n'a pas manqué.

Il se doutait bien que c'était foireux, mais avec le baratin, le miel, il a pas osé dire non. C'est comme sa toute dernière connerie. Il y a une semaine, lui qu'on appelle jamais au téléphone, il reçoit un coup de fil de la fille des pinards. Celle qu'est déjà venue deux fois sonner à sa porte. Pour lui refiler son "vin exceptionnel". La première fois il y a une année elle l'a roulé dans la farine avec ses roucoulades. Résultat des courses, fauché comme les blés et dans la dèche avec ses factures impayées, il s'est retrouvé avec douze bouteilles de bordeaux à 30 euros alignées sur le sol de sa cuisine. Deux jours après il avait la visite de son assistante sociale, je vous raconte pas l'engueulée quand elle a découvert le spectacle des bordeaux! Mais ça lui a pas tellement servi de leçon puisqu'au téléphone il y a huit jours il a pas pu lui dire non à cette finaude. Elle a réussi à lui vendre deux cartons de Pinot noir à 27 euros, un coup de bol unique selon elle.

Pourquoi il fait ça? Avec sa gueule et son physique, il est tellement content qu'on lui parle, qu'on soit gentil avec lui, qu'il fond littéralement. Il peut pas résister à un sourire, à une parole aimable. Et il a vraiment besoin qu'on lui cause, il a aussi terriblement besoin de s'épancher lui-même. C'est plus fort que lui, il faut qu'il cause avec quelqu'un.

Faut dire qu'en général les gens, dès qu'ils voient sa gueule, ils foutent le camp en courant. Il a une maladie de peau, une variante de psoriasis pustuleux d'après son toubib. Son visage est bouffé par des boutons comme des petits cratères, ça lui fait des creux et bosses suintantes. Il prend des médics, trois sortes par jour et il s'étale de la pommade. Ça stoppe la saloperie, mais ça peut pas la guérir. Bref quand quelqu'un le zieute et lui parle sans dégoût, ça lui fait tout chaud au coeur.

Sa gueule, c'est quelque chose, mais je vous ai pas parlé du reste. Petit, gros, bossu. Ça fait rire les gens, c'est un animal de foire, un nain difforme au visage repoussant. Quand j'entends Souchon chanter "allô maman bobo, comment tu m'as fait j'suis pas beau", je pense directo à Fred, ça me fout les boules, cette chanson c'est la sienne. Pour Souchon, c'est de la rigolade, même si c'est pas un Apollon, le chanteur fait son petit branleur qui s'écoute chialer.

Pour la télé, il y a deux ans, même topo. Son poste pourri avait rendu l'âme et l'assistante sociale qui l'aide à faire ses comptes et son budget était d'accord qu'il en achète une nouvelle, avec écran plat et les derniers trucs à la mode. Il me demande d'aller avec lui au supermarché du coin, y'a un discount télémachin. Il fouine parmi une forêt d'écrans de toutes les grandeurs, bon sang c'est impressionnant de voir un match de foot des tonnes de fois en même temps. Tout de suite c'est les grands écrans qui l'ont flashé, Fred. La pelouse était si verte, le ballon si vrai, les gueules des joueurs si nettes. On voyait la cicatrice de Frank Ribéry sur sa gueule comme s'il jouait à trois mètres de nous. Hallucinant. Un écran immense! home cinéma, c'était marqué sur une pancarte. On regarde le prix, je lui dis c'est pas vraiment pour ta pomme mon gars: 5000 balles, tu parles! Un vendeur s'approche, il lui sourit gentiment "elle est superbe s'pas?". Fred lui dit "vachement mais bon c'est bien au-dessus de mes moyens". Avec un grand sourire et une tape sur l'épaule, le vendeur lui lance "c'est votre jour de chance, aujourd'hui on la fait 3000.- c'est un modèle d'exposition, hein c'est pas beau ça?" Bref voilà comment il s'est retrouvé avec sa super Samsung dans son petit salon bordélique et un leasing de 150 euros par mois. Bien sûr qu'il s'est fait passer un nouveau savon par l'assistante sociale!

Alors pour Nice, ça a été pareil, la cata. Miné, humilié même. Quelle connerie! Jacky lui avait fait tellement de boniments, des filles en veux-tu en voilà, des nanas au grand coeur, très humaines, traduction qui baisent avec tout le monde, même avec des cloches comme lui et patati et patata... Tu parles, ils sont rentrés fauchés comme les blés et pour les nanas, une vraie Bérézina. Et surtout Fred, il arrivait presque plus à marcher, cette fois son dos avait lâché, il avait forcé sur les va-et-vient, la gare, le bord de mer, le boui-boui... Jacky a dû le soutenir comme un handicapé pour descendre du train et sortir de la gare. Ses derniers ronds sont partis dans un taxi.

Déjà au départ c’était foireux la combine du Jacky. Il avait beau lui dire fais-moi confiance Fred, on va bien se marrer, lui il était pas chaud, mais Jacky il sait toujours tout, il a réponse à tout, à la fin Fred a dit ok. Easy Jet de Genève pour Nice, fascotte, à nous deux les p'tites Niçoises! Dans l'avion Jacky a sorti de la poche de sa chemise hawaïenne deux pilules bleues qu'il lui a refilées, avale ça mon pote, tu vas bander pendant deux jours, tu vas retrouver la pêche de tes vingt berges, mon cochon, tu verras! Il lui a fait confiance à Jacky, il a avalé les pastilles et il a fermé les yeux pendant le vol en imaginant sûrement une pute aux seins énormes qui se frottait contre lui.

En posant le pied sur l'aéroport de Nice, il a reçu un coup de chalumeau en pleine poire. Bon sang, le soleil lui a tapé sur le chou tellement fort qu'il a vu tout tourner. Jacky lui avait pas dit que les pilules bleues provoquaient des effets secondaires, quel con, il a failli tomber dans les vapes. C'était bien parti! Ils ont pris un taxi pour le centre ville. À la terrasse d'un bistrot, ils se sifflent vite fait une bière bien fraîche et juste après mon Fred se chope un monstre mal de caillou. Il flippait sûrement à cause de ses envies, vous savez elles sont énormes, ses envies à Fred, il y pense tout le temps, là il se réjouissait tellement, caresser, être caressé, tout ça lui avait échauffé la tête. Il a eu bien du mal à repartir sous la fournaise et dans le boucan infernal de la circulation. À ce que j'ai pigé, c'était vers deux heures de l'après-midi et ils avaient faim. Ils ont marché un bout et sont entrés dans un troquet avec air conditionné. Il s'est affalé sur une banquette, Jacky lui a refilé une aspirine et il s'est senti mieux. Ils ont commandé des steak frites. Mais Fred avait les oreilles en feu et le nez qui piquait, les fameux effets secondaires de la pilule bleue, paraît-il. Donc le Fred a pas pu avaler son assiette. Après je sais pas trop que nos deux lascars ont fait, ils se sont sûrement baladés sur les quais, ont bu un verre sur une terrasse et Fred a repris du poil de la bête.

Si bien que vers cinq heures Jacky a décidé d'aller dans le fameux bouiboui où il était soi-disant connu comme un nabab. Ils prennent un bus, se font aider par un passant pour avoir un ticket, "des machines encore plus compliquées que chez nous" dixit Fred, ils arrivent dans un quartier popu et au bout de dix minutes de marche, ils entrent dans le fameux boxon à Jacky. L'entrée est sombre et crade, rien d'engageant. Dedans c'est sinistre, quelques loupiottes rose sale et des néons fluos à moitié fichus. Au bar deux nanas et un barman. Fred transpirotant et déjà crevé.

À peine entrés qu'ils se font entreprendre par les deux blondasses qui ondulent du popotin en parlant. Chouette dit Jacky, je t'avais bien dit mon vieux, elles sont super sexy et gentilles. Tu parles, au bout de cinq minutes, elles commandent du champagne en minaudant et rigolent en douce en faisant des clins d'oeil au barman. Jacky se rapproche de la plus mignonne et essaie de la peloter. Rien à faire, elle s'écarte de lui en se fendant la poire et lui demande du pèze pour la toucher. "Au bout du 3e verre, ma tête a commencé à tourner", m'a dit Fred. Il y a une musique en sourdine dans les haut-parleurs, une sorte de country américain qui le met dans un état bizarre. Il descend de sa chaise de bar carrément bourré et il commence à faire quelques pas de danse. Il tortille son cul pour détendre l'atmosphère. Il s'approche d'une des deux nanas, la moins jolie, celle qui louche, et je ne sais pas ce qui lui prend, il lui chante en fermant les yeux "Sugar baby lo-o-ve sugar baby lo-o-ve " en se trémoussant comme Johnny.

C'est l'éclat de rire général, les nanas se foutent de sa poire ouvertement.

Jacky se marre aussi. ce qui refroidit Fred d'un coup. Mais monsieur Jacky veut passer aux choses sérieuses et commence à négocier pour les deux. La nana à l'oeil qui dit merde à l'autre est réticente, elle demande le double du tarif habituel pour monter avec le "chanteur de charme"...

La suite? je connais pas les détails, mais je sais que malgré les pastilles, rien à faire, ça lui coupe le zizi à Fred, une pute aussi sympathique qu'un sergent major et aussi sexy qu'un huissier.

Bref après trois jours de glande au bord de la mer, à passer d'un bar à l'autre, c'est un retour piteux à la maison. Fauchés, crevés, le dos en compote, le mal de crâne en embuscade, un coup de soleil sur la nuque et les oreilles, la cata quoi. Fred était remonté : "Sacré Jacky et ses super combines! il peut se les garder et puis Nice, c'est fini effe i ni enne i ni".

Quand il a ouvert la porte de son appartement, une odeur de pourri lui a sauté à la tronche. Il entre, en tout premier il voit l'évier de la cuisine débordant de vaisselle sale et par terre des sacs poubelles à moitié remplis. Il va au salon, des revues pornos traînent par terre, des dvd idem avec des titres et des photos vraiment crades, c'est pas ça qui pue, mais tout à coup tout ça l'écoeure. La puanteur vient de la cuisine, en fait de la cuisinière. Sur une plaque, une casserole, il soulève le couvercle et découvre un reste de soupe oublié depuis une semaine. C'est verdâtre et l'odeur lui fait presque tourner de l'oeil.

Alors Fred s'écrie "C'est vraiment dégueulasse! quel con je suis!"

Ça c'est bien vrai, mon pauvre ami, je me suis dit en moi-même quand il m'a raconté tout ça.