Sur glace

Marc Lopri

« Comment ça, y’a plus de poisson frais?, s’insurge Anne-Caroline. Vous croyez que si je vais chez le poissonnier c’est pour acheter du poisson congelé ? Y’a marqué Picard, sur votre enseigne, maintenant ? ».

Je ne sais plus où me mettre.
C’est fâcheux, tout de même, cette propension qui est la sienne à hausser de la voix où qu’elle aille, à pointer LE problème, son caractère scandaleux. 

En regardant les crevettes givrées bien droit dans leurs petits yeux bruns, je prie intérieurement pour que le poissonnier lui réponde correctement, ne tente pas de la moucher en se sentant légitime sur son terrain. Car il ne l’est pas. Personne ne l’est lorsqu’elle décide que c’est son tour de piste, qu’elle ne peut *vraiment* pas se taire, qu’il faut clamer au monde à quel point il est décevant.

Je demande au citron fluorescent qui préside au bouquet d’huîtres douteuses de magiquement m’extraire de cette poissonnerie, de m’emporter dans son pays lointain (je l’espère des îles, pas du Maroc ou des serres hollandaises), de m’installer dans une chaise longue sur la plage et de se sacrifier glorieusement pour moi dans un GinFizz lui assurant pour le coup la meilleure place au Paradis des citrons.

Car le pire s’annonce : « C’est comme ça partout, ma p’tite dame (aïe !), si vous z’êtes pas contente, z’avez qu’à sortir la canne à pêche et tenter l’Pont des arts ! J’vous souhaite bien du courage ! ».

Dieu ou Truc soit loué, une quinte de toux s’annonce. Son corps la lâche. Elle ne pourra pas lutter. C’est la défaite avant même la bataille : la toux la tue. C’est son mécanisme de défense : quand elle sait qu’elle devra combattre davantage que son énergie le permet, que le rapport investissement/gain sera à son désavantage, elle tousse. Elle n’y peut rien, elle ne fait pas semblant. C’est juste un de ses mécanismes propres, qui se déclenche dans des situations bien identifiées.

Je ne sais pas comment elle a acquis sur moi ce pouvoir de fascination,  au point de me transformer en observateur avide de son être.  Elle est devenue pour moi l’objet d’études que je ne connais pas, pour lesquelles je ne suis inscrit nulle part, une thèse sans sujet, le travail d’une vie.

Elle paye en toussant, rouge sous l’effort, je sais qu’elle tente de maîtriser, que cela empire, que cela gratouille, que cela chatouille, qu’elle rêve d’un verre d’eau, d’une tape dans le dos. Que je lui donne sitôt. Elle me sourit, toujours écarlate. Elle est moche. Mais je l’aime.

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