Sur la route de Noëmie

mai

CHAPITRES:    SUR LA ROUTE DE NOEMIE                                          par Maï

1- Dans les années quatre vingt dix, Noémie part avec ses parents et sa jeune sœur en vacances. La famille fait une escale rituelle, au restaurant « l'araignée du soir », à la fin du repas les deux sœurs rejoignent la voiture, leur mère qui les suivait, disparait. Vingt ans plus tard, Noémie part à la recherche de réponses.

2-  Elle se rend dans la ville où elle a vécu autrefois avec ses parents, y retrouve une ancienne amie de sa mère. Noémie évoque le suicide de Julie après l'échec d'une relation amoureuse qu'elle avait tenue secrète. L'amie révèle à Noémie que sa mère lui avait parlé d'un premier enfant mort né, qu'elle aurait eu avant de connaître son père.

3- Noémie reprend le chemin de l'autoroute 666. Elle y retrouve le restaurant. Relooké il est devenu le repère d'une clientèle versée dans le satanisme. Elle apprend par la propriétaire que ce lieu est devenu culte après une étrange disparition survenue dans les années quatre vingt dix et suivie de plusieurs autres. 

4- A la gendarmerie on lui indique qu'il n'y a jamais eu d'autres disparitions. Elle part dans le village où a vécu sa mère jusqu'à sa majorité. A la maison de retraite, elle fait connaissance d'une vieille dame qui a connu ses grands-parents. Celle-ci hésite à révéler ce qu'elle sait sur sa grand-mère.

5-  Elle dépeint sa grand-mère comme une femme fragile et dépressive qui a fait plusieurs fugues et a fini par abandonner ses enfants. Elle lui donne le nom d' un ami d'enfance de sa mère, Jo, médecin au village. Elle se rend à son cabinet, il lui propose de l'aider et la séduit.

6- Noémie met un terme à sa recherche, se rend chez Jo pour lui faire ses adieux, elle y trouve son fils Adam seul. Il n'a pas connu sa mère. Il lui montre la photo de mariage de ses parents. La femme a une beauté nordique un peu froide. Elle semble familière à Noémie.

7- Elle se souvient avoir déjà vu une photo de cette femme dans les affaires de sa mère. Elle demande l'aide de son mari. Il effectue les recherches . Il scanne et adresse par mail, 3 photos susceptibles de correspondre. Les photos lui parviennent, elle reconnait la photo d'un ancien mannequin suédois.

8-  Sur internet elle retrouve les photos de cette femme, dont une, en mariée. Elle prend rendez-vous avec le fils. Il s'agit bien d'un montage à partir de cette ancienne photo. Noémie  demande à Adam S'il a déjà vu le livret de famille de ses parents. Il ne l'a jamais vu.

 9- Jo arrive, il chasse son fils. Il déclare à Noémie qu'elle doit rester pour lui donner un enfant. Que c'est à elle de le faire puisque sa sœur a refusé. Le médecin, visiblement malade avoue avoir enlevé sa mère, qui, malgré leur liaison prolongée, refusait de le suivre. Il révèle l'avoir tuée par accident .

10- La jeune femme est sauvé par le fils. Ils décident de faire un test sanguin. Noémie apporte les résultats cachetés à  Adam, dans un hôpital psychiatrique, où il visite un parent. Il lui présente sa « tante », Noémie reconnaît le visage  qu'elle a tant cherché...

texte: Sur la route de Noémie

Nos départs en vacances étaient semés de rituels incontournables. Après l'excitation de la veille,  les recommandations d'usage et les signes d'adieu surjoués aux voisins, le compte à rebours s'enclenchait. Le premier tronçon routier sur lequel nous nous engagions était le plus dangereux, selon moi.

La nationale  que nous empruntions était sinueuse et semée d'embûches.  Nous opérions auprès du conducteur un relais pour stimuler sa vigilance et éviter une baisse d'attention, qui nous aurait été fatale, toujours selon moi. La route a deux voies était un danger permanent. Les dépassements intempestifs que pratiquait mon père, faisaient hurler les voitures monstrueuses,  que nous croisions. Ma mère me laissait volontiers sa place, sa sensibilité lui interdisait une si forte émotion. Nous habitions en ville  et cette  échappée, à travers la campagne, m'enchantait, l'horizon prenait de la distance, le ciel s'arrondissait . J'appréciais chaque instant, jusqu'à l' odeur âcre de fumée mortelle qui envahissait l'habitacle du véhicule, j'avais une confiance totale en ce père fumeur pratiquant l'excès de vitesse comme allant de soi,  un jour de fête . Je lui infligeais un babillage ininterrompu auquel il ne participait jamais, qu'importe , la mission était d'envergure: sauver l'équipée d'une mort certaine en cas de défaillance du chauffeur.

Heureusement pour ma mère , une fois l'autoroute atteinte, la tension retombait. Elle pouvait alors reprendre sa place et moi me laisser aller à des rêveries de petite fille, tout de même pré-ado, puisque j'avais atteint ma première décennie. Mes escapades chimériques ne duraient que le temps accordé par ma  jeune sœur qui, lorsqu'elle ne ronflait pas, vomissait à intervalles réguliers dans un sac destiné à cet usage. Mais j'acceptais sans broncher ces inévitables inconvénients, inexorablement liés à nos trajets en voiture.  En outre, j'assumais, avec bienveillance, mon rôle de petite mère parce que je l'aimais et je tentais d'adoucir tant bien que mal ces moments de douleur qui lui arrachaient d'effroyables gargarismes la laissant épuisée, baveuse et recroquevillée sur la banquette.

Notre timing était précis et la conduite de mon père était calée sur deux impératifs. Arriver sur l'autoroute après l'heure de pointe du matin et atteindre « l'araignée du soir » un peu avant midi. Cet établissement proposant des fruits de mer, bénéficiait d'un marqueur plus important que les étoiles d'un guide gastronomique , il était la cantine préférée de tous les routiers qui circulaient sur  cette autoroute  .

Pour ma mère, les vacances commençaient, exactement à cet endroit. Nous savions tous, depuis toujours, quel serait le menu qu'elle choisirait. Inévitablement, l'assiette du pêcheur , proposée pompeusement comme la plus fraiche du département , envahissait l'espace que nous occupions et goulument ma mère s'attaquait aux merveilleuses araignées de mer , ponctuant notre silence de bruits de succion, peu ragoûtants. Elle s'offrait, dès les premières heures de ses vacances, une entorse à son régime permanent, engloutissant des tartines de pain outrageusement couvertes de beurre salé, sans oublier, bien sûr, de copieusement baigner chaque parcelle de chair, de cette délicieuse et  réputée, mayonnaise maison. Le repas s'éternisait et nous avions le temps de manger nos beignets de poisson et nos frites, ainsi que notre dessert, sans qu'elle ait pris le temps de relever la tête.  Ce moment là était sacré et, malgré l'exaspération retenue de mon père, nous sentions dans son regard quelque chose comme une admiration incrédule. Comment cette femme si posée, si attentive à son apparence et son maintien, faisait-elle pour se transformer en ce prédateur minutieux? Dépouillant sa victime dans un ordre anatomique précis: les pattes d'abord, sans doute de peur que la bête ne lui échappe, puis le corps divisé en deux parties égales . Le festin se terminait  immuablement, par le classement médical des déchets,: les débris de coquilles dans la carapace  puis, tel un médecin légiste, un petit coup de serviette sur les ustensiles, rangés ensuite soigneusement et en bon ordre de part et d'autre de l'assiette .

Malgré tout, la patience à des limites , surtout celle d'un fumeur en fin de repas, et mon père nous a abandonnées pour quelques bouffées salvatrices. Je me souviens que ma mère  pour nous tenir tranquilles, nous avait commandé un deuxième dessert, le temps pour elle d'aller détruire aux toilettes, toutes traces de son  carnage culinaire. Notre père nous a rejoint une fois sa dose de poison absorbée. Il a demandé l'addition, précisant que les deux derniers desserts seraient à mettre à part sur le compte de ses filles. Les blagues de mauvais goûts, voire déplacées, étaient sa grande spécialité. Bien sûr celle-ci ne nous a pas fait rire.  Il a fallu toute l'énergie de ma mère , revenue de ses ablutions, pour expliquer à ma jeune sœur en quoi consistait une plaisanterie. Julie était à la fois émotive et très coléreuse, et bien qu'ayant plus ou moins compris le principe, elle n'était pas décidée à pardonner  pour autant, à son papa de s'être moquée d'elle. Finalement pour mettre un terme à la discussion, ma mère a proposé d'attendre dehors avec nous. La jeune serveuse paraissait , en effet, débordée et l'attente pouvait durer un peu, surtout si elle avait décidé, elle aussi, de faire payer, à ce père cruel, ses blagues douteuses . Elle avait bien sentie, le désarroi de la plus jeune   et en avait été touchée, elle même souffrait d'une susceptibilité à fleur de peau.

La paix revenue, nous sommes sorties joyeusement avec ma sœur et nous avons rejoint la voiture garée un peu plus loin. Nous n'avons pas couru, ma sœur espérait, sans doute,  conserver encore un peu, dans son estomac, les délicieux desserts maison que nous venions d'avaler. Arrivées à la voiture, nous avons attendues maman, mais elle ne nous suivait pas .

Nous sommes restées plantées là. Papa était long aussi. Lorsqu'il est sorti du restaurant, je me suis sentie coupable, sans savoir pourquoi,  mais je savais que je ne pourrais pas lui dire où était maman. Je le regardais s'approcher à grandes enjambées, il était grand et mince et à ce moment précis, il m'a fait penser à un échassier. J'avais de drôles d'idées dans la tête et surtout une sensation très forte et insupportable de déjà vu, insupportable parce qu'elle me révélait l'insoutenable. A cet instant, hors du temps, cette scène je la connaissais déjà et je savais que plus jamais je ne reverrai ma mère.

La voix de mon père était lointaine, il me posait des questions. Je ne voulais ni les entendre ni y répondre. Je ne savais pas, je ne savais rien. Sa voix, habituellement grave montait dans les aiguës,    soudain j'ai été prise de nausée, j'ai rendu aux pieds de ma sœur le « menu enfant » qu'elle avait tant aimé. Ma sœur s'est mise à pleurer et mon père s'est calmé d'un coup. Il nous a fait monter dans la voiture  et est reparti chercher ma mère. J'ai cru qu'il nous avait oubliées. Je me sentais triste et vaseuse et j'aurais aimé ne pas vivre ces minutes qui gâchaient notre départ en vacances. 

J'ai vu mon père entrer et sortir plusieurs fois du restaurant.  Il en faisait le tour, criait le nom de ma mère, puis revenait sur ses pas en scrutant le sol et les alentours. Le parking s'est vidé, sans doute plus vite qu'à l'accoutumée.  J'aurais souhaité avoir le pouvoir de quitter mon corps ou mieux encore, celui d'effacer cette scène de ma jeune vie. Le temps passait, ma sœur a reniflé encore un peu puis s'est endormie et a ronflé encore plus fort. Je trouvais les détails de ce moment insolites et mal à propos. Je la détestais presque pour sa faculté d'insouciance, je n'étais plus si fière de mes dix ans.

Après un temps infini, la jeune serveuse est sortie et est venue nous chercher. Nous l'avons suivie. Mon père nous a serrées très fort contre lui, puis la jeune femme nous a installées à une table et nous a apporté des jeux et des livres. Mais nous étions tétanisées, figées, posées sur nos chaises, comme des poupées de chiffon, j'ai cru que ma sœur allait en tomber, je l'ai prise dans mes bras et j'ai commencé à lui lire une histoire.  Nous étions un peu en retrait et pour le reste je ne me souviens que des képis de gendarmes, du bleu des estafettes , de l'arrivée des chiens, dont j'ai depuis une peur bleue. Je me souviens aussi de la carte routière fixée au mur. J'étais hypnotisée par le point rouge qui indiquait l'endroit où nous étions et le nom  de l'autoroute, juste à côté, A666.

Après plusieurs heures, mon grand-père paternel est arrivé. C'est Julie qui l'a vu en premier, à croire qu'elle l'attendait. Elle s'est précipitée dans ses bras. Grand-père n'a pas eu le temps de parler à son fils et ma sœur lui a débité un tas d'âneries. Que sa maman était devenue invisible après avoir mangé un crabe magique, que son papa ne l'aimait plus pour l'instant, mais que ça lui passerait, qu'elle était très fâchée contre lui et qu'il était plus que temps qu'il arrive pour le gronder. Je n'en croyais pas mes oreilles, mais d'un autre côté, je trouvais rassurant qu'elle voie les choses de cette façon, à la manière d'un conte pour enfants. Mon grand-père était donc le sauveur, et selon elle, sa maman ne reviendrait qu'après une explication sérieuse entre le fils et le père.

Il est resté un long moment à caresser les cheveux de sa petite fille tout en me tenant la main. Je vais arranger ça, lui a-t-il dit . A force de douceur, Julie s'est apaisée, après un dernier câlin, elle a accepté de laisser son grand-père s'éloigner un peu, sans toutefois oublier de lancer un regard noir et réprobateur à son papa responsable de tout, selon ses propres déductions.

Ce qui s'est passé ensuite, je ne l'oublierai jamais. Lorsque mon grand-père est arrivé à proximité de son fils, ce dernier s'est jeté dans ses bras, exactement comme venait de le faire sa plus jeune fille. Je crois bien que c'est la seule fois où j'ai vu mon père craquer. Il était blotti contre son père  tentant de lui expliquer, entre deux sanglots, la situation. Je voyais bien que mon grand-père ne comprenait rien. Alors il a fait ce geste doux et tendre qu'il venait d'avoir avec sa petite fille, il s'est mis à lui caresser les cheveux, lui chuchotant des mots de réconfort à l'oreille. Les gendarmes avaient détournés les yeux , gênés et par pudeur. Ils ont attendus que mon père se ressaisisse, puis ont entraîné les deux hommes dans une autre pièce.

Notre témoignage ne présentant pas d'intérêt, on nous avait installées dans un petite cuisine. La serveuse était restée presque constamment avec nous, détournant notre attention, nous offrant, bonbons et petits jouets, jouant même avec nous à quelques jeux de société qui avaient réussi , pour un temps, à nous déconnecter de la réalité. Cependant mon oreille trainait et guettait les informations que l'on nous cachait. L'un des gendarmes a prononcé cette phrase terrible en fin d'après-midi « les premières heures sont capitales, lors d'une disparition. Plus le temps passe et moins nous aurons de chance de la retrouver ». J'aurais préféré qu'il reste évasif, que ce « la » ne soit jamais prononcé, que ce « la » ne désigne pas ma mère. Mon dieu que ce mot était brutal et chargé de sens,  derrière ce mot  se cachait l'un des êtres que j'aimais le plus au monde, et cet être là ne faisait plus partie de mon présent, sans raison, sans que l'on me dise pourquoi. Toute mon énergie pour faire bonne figure est tombée, je tentais depuis des heures de juguler mes émotions pour protéger Julie. Mais soudain je me sentais orpheline. Un cri terrible a parcouru mon corps, il m'échappait totalement, envahissait mes tympans, mais aussi la pièce et celle d'à côté. Mon père et mon grand-père sont accourus. Cette fois mon grand-père n'a pas eu le temps d'intervenir , mon père m'avait attrapée, il me portait, embrassait ma tête, mes larmes, « je retrouverais ta maman, je te le jure,  je vais la chercher. On oubliera cette maudite journée, on sera bientôt tous ensemble réunis, je ne te ferai plus de mauvaises blagues, n'aie plus peur ma jolie, ma princesse, maman va revenir » . Je suis restée longtemps dans ses bras, il a refusé de me lâcher. Je me suis endormie.

J'ai entendu leurs voix, lointaines. Il y avait celle de papa et l'autre voix d'homme était celle de mon grand-père, j'étais bien, au chaud, je sentais les bras forts de mon père autour de moi. Je crois qu'il me berçait. Et puis il y a eu une voix féminine. Je la connaissais bien, mais ce n'était pas celle de ma ma mère. Lorsque cette pensée a traversé mon esprit j'ai ouvert instantanément les yeux. Elle me parlait maintenant, je comprenais les mots, elle me disait « Noémie, ma chérie, c'est mamie » j'aurais tellement voulu entendre « c'est maman » sortir de ce cauchemar. Comment était-ce possible qu'en s'éveillant on se retrouve dans un cauchemar? Jusque là je n'avais connu que ces instants rassurants où, au sortir d'un mauvais rêve, je retrouvais mon univers douillet , la voix familière de ma mère, l odeur de sa main sur mon visage. Non, je ne voulais pas de ce nouveau monde, sans elle.

Ma grand-mère m'a libérée des bras de mon père. Bien que cette expression n'est guère de sens. Puisque à partir de ce jour, j'ai perdu la liberté d'être une enfant joyeuse et insouciante, désormais j'étais plutôt prisonnière d'un fantôme qui allait hanter mon existence.

La mère de mon père était une femme forte, aussi positive que la situation le permettait. Dans le cas présent, elle a déployé des tonnes  d'énergie pour nous éloigner de ce drame. Elle a pris notre vie en mais, celle de son fils et celles de ses petites-filles. Il nous a fallu beaucoup de temps pour nous remettre debout.

Ma grand-mère a été la seule présence féminine durant les années qui ont suivi. Parfois je lui en voulais d'être vivante, alors que ma mère avait disparue,  même ses parents étaient morts, ainsi je n'avais plus de liens avec elle. Plus personne ne pouvait me raconter son histoire. Je ne pouvais pas retrouver ses traits sur un autre visage.

Ce jour-là nous n'avons jamais atteint le village en bord de mer où nous partions en vacances. Cette route nous ne l'avons plus jamais reprise. Et lorsque mon père a eu la force de nous accompagner de nouveau , nous avons toujours pris la direction opposée. Nous n'avons jamais eu de réponse sur la disparition de ma mère. Par  lâcheté, nous n'avons plus évoqué ce drame avec mon père. Il est mort il y a quelques années sans rien nous dire de plus que ce que nous avons vécu , ces quelques souvenirs..


- Voilà, docteur, pourquoi je suis ici, à répétition, étendue lamentablement sur ce divan. Parce que je n'ai jamais eu de réponses. Et par-dessus tout, parce que je n'ai pas posé de questions. Voilà pourquoi ma vie est un enfer. Pourquoi je cultive inlassablement une culpabilité carnassière, rivée au fond de mes entrailles. Une culpabilité qui m'accompagne quotidiennement, avec laquelle je me réveille tous les jours, sans comprendre ce qu'elle fait là.
- Bien Noémie,  vous êtes allée un peu plus loin dans votre mise à nue, depuis quelque temps. Vous avez fait un pas positif en exprimant les sentiments que vous ressentiez lors de ce drame. Il me semble que vous cernez davantage , la part de chacun et votre ressenti les concernant.
- Je ne suis pas aussi optimiste que vous docteur. Ces faits datent de vingt ans. Rien ne prouve que je les analyse avec sincérité et justesse. Et puis cela ne règle rien. Mon problème reste cette profonde culpabilité.
- Essayez de considérer votre situation avec un peu de recul. Rien n'indique que vous êtes responsable, de près ou de loin, de la disparition de votre mère. Des recherches sérieuses et longues ont été entreprises et elles n'ont rien donné. Votre sentiment de culpabilité est né de l'absence de réponse qui a créé chez vous des possibles. Posez-vous la question quel intérêt j'aurais à être coupable?

Noémie piquée par la remarque du docteur se releva d'un coup.

    - Que voulez-vous dire? Que  j'ai besoin de me sentir coupable, pour assouvir un penchant obscur pour le masochisme ou quelque chose dans le genre. Que la culpabilité ferait de moi une personne digne d'intérêt. Vous êtes encore plus pervers que vos malades par moment, docteur.

La jeune femme perdait son sang froid, ce qui paraissait satisfaire le médecin.

- Bien, mais encore?
- J'ai beaucoup de respect pour vous docteur et vous m'avez aidée à certains moments de ma vie. Mais je crois que là vous atteignez les limites de vos compétences. Je vais vous dire moi le « mais encore » que je crois possible. Je vous ai dit  qu'au-delà de l'horreur vécu, ce qui m'a le plus bouleversé lors de cet événement est la sensation incroyable de « déjà vu ». Et aujourd'hui, j'en suis arrivée à une conclusion . Cette sensation et mon sentiment de culpabilité ne sont pas des éléments mineurs mais essentiels, ils sont là pour me dire quelque chose. Il y a dans ces deux phénomènes une révélation cachée.
- Donc, vous êtes analyste maintenant? Et quelle serait cette révélation?
- Je me demande en fait, si mon inconscient n'aurait pas occulté, puis effacé de ma mémoire, un événement que j'aurais vécu, quelque chose que j'aurais vu et qui pourrait donné un début d'explication à la disparition de ma mère. Et le fait de le tenir caché me rend coupable, puisque cet élément aurait peut-être permis de faire avancer les recherches dans un sens ou un autre.
- Vous croyez avoir été témoin d'une situation que vous auriez volontairement oublié, parce qu'elle aurait peut-être nui à votre équilibre?  J'essaie de suivre votre raisonnement, en aucune façon je ne lui accorde de crédit. S'auto-analyser est sûrement la pire des choses à faire. Vous savez bien Noémie qu'il faut avoir recours à un élément complètement extérieur à soi pour une bonne analyse.
- Non docteur je ne le crois pas et je ne l'ai jamais cru
- Mais que faites-vous là alors depuis des années? Raya le médecin
- Comme tous les autres patients, docteur, je me fais du bien en m'écoutant parler. Ça,  je le reconnais, c'est efficace. Ce que j'ai aussi appris, c'est que les mêmes séances, seule face à un mur, ne me satisferaient pas. Je crois que j'ai besoin de pourrir la vie de quelqu'un avec mes histoires.
- Oui, normal, vous projetez, finalement nous sommes bien d'accord, et si ce  n'était votre obsession,  je vous jugerais parfaitement saine d'esprit.
- Et vous savez quoi docteur, je m'en fous que vous me jugiez saine d'esprit.
- Vous redevenez grossière, ça c'est un peu moins positif.
- Bon et que pensez-vous de ma théorie? J'ai effacé un pan de ma mémoire pour couvrir une vérité qui me dérange et qui aurait fait avancé l'enquête.
- Difficile à dire Noémie. Si un tel événement s'était produit dans le passé, seules les personnes appartenant à ce passé auraient pu vous aider ou vous apporter des éléments de réponse. Or, malheureusement, nous savons, vous et moi, que tous les témoins ont disparu à ce jour.
- Dites-moi docteur , le sadisme ferait-t-il partie de votre traitement. Est-ce bien professionnel de rappeler à un patient les épisodes négatifs de sa vie.
- Je suis désolé de vous choquer, mais il me semble qu'au vu des directions empruntées par votre esprit, il est nécessaire de vous faire reprendre prise avec la réalité, aussi dure soit-elle. Vous me parlez de phénomène de « déjà-vu » avec un tel aplomb que pour un peu on y croirait.
- Et qu'est -ce qui vous empêche d'y croire ? Vos fausses certitudes? Elles n'ont rien donné en ce qui me concerne . Je suis très heureuse d'avoir pu, grâce à vous, faire ressurgir ces souvenirs et comprendre leur importance. Mais si la réponse est ailleurs que dans vos livres, j'accepte d'explorer d'autres terres que les vôtres.
- Et bien soit, je vous souhaite bonne chance .

Le médecin retint la jeune femme par le bras avant qu'elle ne parte et lui recommande.

- Soyez prudente Noémie. Vous empruntez des chemins plus dangereux que vous ne le pensez.


Noémie quitta le vieux médecin qui la suivait depuis plus de dix ans. Elle éprouvait pour lui, affection et reconnaissance, malgré les apparences.  Cependant, sa décision était prise. Il lui fallait agir, elle récita en silence: Mon Dieu donne-moi la sérénité, d’accepter toutes les choses que je ne peux changer. Donne-moi le courage de changer les choses que je peux changer. Et la sagesse d’en connaître la différence.*

*La Prière de la Sérénité '' (écrite par des moines du Moyen Age)'' et attribuée à différents auteurs.

Sur la route de Noémie

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