Sur la ville
Gabriel Desarth
Une fois de plus nous l’avions quitté. Elle accélérait ; je vais où elle va. Dans le rétro, ses yeux ; mais plus vraiment les siens, plus lourds, plus fatigués. Dans la nuit, brusquement, dans les cris et la tourmente, de ces mouvements nocturnes où la vie boit son vitriole . Une de ces nuits où tout s’agite, et tout vacille. Une fois de plus, sa main m’avait agrippé, arraché à lui. Alors, je sentais comme le ciel se déchirait, avec violence, comme le froid glacial s’engouffrait, comme le monde s’éventrait de nos douloureuses rages, débordantes et cannibales. La course effrénée dans les escaliers, où je me cognais contre les murs, sa main tremblante qui me tenait, et m’entraînait sur la ville. Une fois de plus, nous allions marcher, courir, puis nous arrêter dans un bar, au détour d’une rue, lorsque la furie l’abandonnerait peu à peu. Elle boirait quelques verres, dirait que les hommes sont des salauds et que sa vie est ratée. Ensuite, résignée et fatiguée par l’alcool elle demanderait qu’on appelle un taxi. Et nous retournerons. Nous reviendrons, habiter cette horreur, décorer cet enfer, ce malheureux cauchemar qui nous consume.
Elle m’arrachait, m’emportait dans sa colère, ce désespoir vain et profond qui l’avait plongée dans ces orages. Ses larmes me brûlaient la peau, je la suivais où qu’elle aille, quoiqu’elle décide, je la suivais. Et quand bien même j’aurais eu le choix je l’aurais suivie. Comme un homme, comme une ancre, parce qu’aucun enfer ne pouvait être pire que celui qui me priverait d’elle. Comme la foudre suit le tonnerre.
Traverser les rues, boulevard des cohues, fuir, s’enfuir. Quitter, espérer ne pas revenir. Les passants qui passent, dans leur vie tranquille, n’y peuvent rien.
Sur la ville les lumières défilent, comme le bonheur qui s’est vengé. Les tags sur les murs se déchirent. J’ai peur dans cette voiture qui roule trop vite. J’ai peur pour elle. Et dans le rétro ses yeux au trop plein de peines. Les jours d’avant sont perdus dans un chaos, qui s’attise de nos peines. Bien loin le temps des baisers avant de s’endormir, la douceur des jours, et les coquelicots que je cueillais pour elle en rentrant de l’école, sur le chemin qui nous menait à la maison. La vie était belle et son souvenir démange. Désormais il fallait s’habituer à d’autres quotidiens. Les beaux débuts n’ont rien tenu de leurs promesses. Jamais plus ce calme dans notre salon, devant la télé, au chaud tandis que dehors la pluie tombait. A présent nous étions sous la pluie, et devenions même un peu de cette pluie. L’enfance se froissait. La voilà, dans ses marécages indolents, au fond d’un bar, un abri où le pire guettait.
J’attendais, elle buvait, jurait que les hommes étaient des salauds, que sa vie ne valait plus rien. Elle pleurait. J’attendais que quelqu’un nous sauve, espérant que le monde ne resterait pas immobile. Avant qu’elle ne demande qu’on nous appelle un taxi, avant qu’elle ne décide de retourner. Je caressais ses cheveux, essuyais ses larmes, comme un homme, comme un fils. Je goûtais ses larmes. Elle était une autre quand ces vapeurs infâmes l’abîmaient, une autre que je détestais. Egarée au bord de ses folies, l’enfer n’en finissait plus. La nuit s’étiolait au milieu du désastre. Comme l’écho suit l’appel.
Le courage glissera comme à chaque fois, et quand le matin verra le jour elle retrouvera pour quelques heures sa douceur et sa beauté. Vaine fuite ; vaine fin du monde.
Il y aura de l’écume, sur les vagues. Nos pas s’effaceront, après la nuit au bout de la ville. Elle arrangera ses cheveux, maquillera à peine ses yeux ; vulnérable. Je la regarderai. Contemplerai cette grâce qu’elle ignore. Je penserai alors qu’une fois de plus nous étions revenus. Elle s’assiéra sur le lit, l’air grave, honteuse de la nuit passée. Elle aura peur, elle aura mal. Nos yeux sont les mêmes, nos sourires se reconnaissent. Je suis d’elle. Nous ne parlerons pas de cet amour qui nous lie. Comme de l’encre.
Je la regardais encore, espérant que le chagrin passe, mais les heures se répandaient au tréfonds de la nuit, dans ce bar détestable étouffé de fumée.
Dans ses yeux, le vertige emportait mon cœur, mon amour infini pour elle. Je tiens sa main, vis à son souffle. Je goutte ses larmes, bois sa peine, sa douleur qui émane de ses gorgées alcoolisées, et je voudrais assassiner tous ceux qui chuchotent sans jamais tendre leur main. Personne ne lèche la plaie de celui qui souffre.
Ciel sombre, aux heures tardives., dans le rétro, le prix pour survivre. « Les hommes sont des salauds ». Loin, les coquelicots rouges. Et puisque sa vie ne valait rien, elle la brûlait dans ses vapeurs méprisables que je redoutais. Ennemie de soi même. Elles arrivaient le soir, lentement, lourdement, s’engouffrant dans ses gestes, faisant d’elle une autre, une odieuse, amère et brisée. Je baissais les yeux pour ne pas la voir, j’aurais aimé fuir, pleurer mais je ne pouvais pas.
J’assistais aux drames, aux violences que les autres fuyaient, et je suppliais, en vain, qu’ils cessent, qu’ils m’écoutent, qu’ils me regardent, mais ils m’entraînaient dans ce déluge effroyable qui envenimait mon sang. J’attendais que le malheur se fatigue un peu ; au bout des cris, des haines, le sommeil vient toujours un peu.
Les clés dans ses poches, elle avait dû les prendre dans l’affolement en partant sans même s’en apercevoir. Elle me tira par la main, à nouveau je la suivais.
Un parking au fond de la nuit, au bout de la ville ; la voiture semblait nous attendre. Les rues défilaient ; je suis près d’elle. Je vais où elle m’emmène, je vais où elle va. Ses yeux pleins de larmes cherchaient une issue sur la route. Elle accélérait portée par le chagrin. Elle accélérait. La ville, la nuit, la vitesse, se confondaient en un faisceau agité. J’ai voulu la toucher, lui dire d’arrêter. Et puis le fracas, la tôle brisée, un cri, je l’ai appelée.
Une fois de plus nous l’avions quitté …
Je l’ai bercée en silence dans mes bras, ma petite, ma belle au lever du jour, je l’ai respirée comme un hymne ; son odeur m’apaisait. Je m’en souviens encore aujourd’hui.
Jolies coquelicots, Maman ; jolis coquelicots. Je t’aime.
merci ...venant de vous ca me touche bcp
· Il y a environ 13 ans ·Gabriel Desarth