TABLE RASE

franck75

                                              TABLE RASE

   Bon, et bien voilà, c’est fait.

   Jamais je ne m’en serais cru capable. Vous m’auriez dit, il y a trois mois, tu vas faire ça, toi, je vous aurais pris pour des fous. Des fous ! ça me va bien de dire ça… Après ce qui vient de se passer c’est évidemment le premier mot qu’on accolera à mon nom. Un fou, un dément, un monstre, un psychopathe !… Les journalistes ne manquent pas de vocabulaire quand il s’agit de vendre de la copie.

   Suis-je fou ? Je ne crois pas. J’ai toujours suivi les voies de l’équilibre, de la raison… Bien malin celui qui pourrait – qui pourra – déceler dans ma vie le moindre signe d’un délire . Ai-je une fêlure cachée, une plaie mal refermée, une tumeur mentale en sommeil qui, brusquement réveillée, m’aurait fait commettre « l’irréparable »? J’aimerais vous répondre positivement et  soulager ainsi votre âme inquiète. Je me mets à votre place : si un type comme moi, un type normal, sans histoires, se montre un jour capable d’un tel acte alors, vous dîtes-vous, cela peut arriver à n’importe qui : à mon collègue de bureau, à mon voisin de palier, à mon cousin, à mon frère… Ou pire : à moi ! Oui, si cet homme qui me ressemble tant a fait ça, ça signifie que moi aussi je pourrais le faire un jour… Ca glace le sang !

   Mais non, c’est impossible ! se récrie aussitôt votre belle conscience dans un dernier sursaut. Si ce type « normal » a agi de la sorte, c’est que des raisons exceptionnelles l’ont conduit à le faire. Il avait des difficultés financières, il traversait une mauvaise passe, il ne savait plus comment s’en sortir…
Arrêtez, vous allez m’arracher des larmes, ou pire un sourire. Dans les circonstances présentes, ce serait tout de même indécent.

   Eh bien non, trois fois non. Tout allait vraiment bien pour moi, et beaucoup m’enviaient d’ailleurs. J’avais une bonne situation, une belle maison, une épouse merveilleuse, Aurélie, trois beaux enfants : Chloé, Arthur, Benjamin.  A la vérité, ça ne pouvait pas mieux aller. Et c’était ça le problème…

   Ce bonheur ne durera pas, les choses à présent ne peuvent que se détériorer, c'est ce que je me suis dit un jour. Et cette idée, je l’ai trouvée insupportable.

   Je me revois ce soir-là, entouré de ma famille devant la télé du salon. Mon regard allait de l’un à l’autre dans un mélange de tendresse et d'amertume.

   Aurélie était belle encore mais à quarante-trois ans, elle me rappelait maintenant ma mère. Comme elle, sa vie était un tissu d’habitudes dont elle s’enveloppait avec volupté. La veille, nous avions fait l’amour et je n’en avais retiré qu’une maigre satisfaction. Le désir entre nous s’étiolait et ça n’irait pas en s’arrangeant.

  Chloé, elle, du haut de ses seize ans était d’une fraîcheur et d’une beauté renversantes. Parfois encore, elle se jetait à mon cou en m’appelant son petit papa chéri mais bientôt ce serait fini et d’autres ne tarderaient pas à me remplacer dans son cœur.

   Arthur avait lui l’air idiot que j’avais au même âge, l’âge ingrat. En quelques mois j’avais vu avec déplaisir sa voix s’enrouer et du poil pousser sur ses jambes. Je ne le reconnaissais plus et c’était déprimant.

   Il y avait enfin Benjamin, le petit dernier, que je connaissais mal au fond. L’avais-je seulement désiré ? A six ans passés, il parlait avec peine et son regard, je crois, n’avait jamais croisé le mien.

   Quant à moi, en dépit de mes quarante-cinq ans je me sentais en pleine forme. J’étais plein d'allant et d’enthousiasme. Et je continuais de plaire, le regard des jeunes femmes dans la rue suffisaient à me le prouver. Oui, je n'en doutais pas, aujourd’hui comme à 20 ans la vie me tendait les bras.

   Il me fallait faire quelque chose.

   Allais-je comme tant d’hommes quitter mon foyer ?
Ce n’était pas envisageable. Personne n’a jamais divorcé dans mon milieu et je ne me voyais pas faire ça à Aurélie ni aux enfants.

   M’est revenu alors ce récit d’une camarade de classe de Chloé : les parents de celle-ci lui avaient avoué il y a peu que son petit chien adoré était en fait mort écrasé cinq ans plus tôt, et que pour ne pas lui faire de peine, ils l’avaient remplacé par un autre identique. Après un moment de trouble, elle se disait qu’ils avaient eu raison. Un peu plus tard, j’ai lu dans un livre – ou peut-être l’ai-je imaginé – que des parents croyant bien faire euthanasiaient le chaton de leur enfant quand il avait quatre ou cinq mois et le remplaçaient par un plus jeune…

   La jeunesse éternelle est illusoire certes, mais quelle idée exaltante, me suis-je dit, que celle d’effacer le temps qui passe, de remettre les compteurs à zéro… Ma décision s’imposa d’elle-même : je ne quitterais pas ma famille, j’allais la remplacer. Demain, après-demain, que sais-je ? je rencontrerais une femme, ma nouvelle femme. Une fois encore, je connaîtrais l’amour et j'aurais une famille que j’espérais aussi réussie que la première.

    Samedi dernier, je suis allé chez Bricorama avec mon fils aîné et nous avons acheté des pelles et des sacs de ciment. A tous qui se montraient intrigués, j’ai parlé d’un abri de jardin, et de fondations à creuser. Le mot de fondation n’était pas usurpé car j’étais bien là en train de refonder ma vie.

    Ce n’est pas une mince affaire de supprimer toute une famille, surtout la sienne. Cela suppose de la réflexion, de la préparation. Et je n’ai pas chômé, je peux vous le dire. « Qu’est-ce que tu fais, chéri ? » me demandait régulièrement Aurélie en me voyant plongé dans mes notes. « Rien, rien, je bosse sur un projet ».

    Puis le jour J est arrivé. C’était aujourd’hui. C’était tout à l’heure. A son retour de l’école, j’ai étranglé Chloé tandis qu’elle prenait son goûter.

   Ca n’a pas duré longtemps heureusement car Arthur allait rentrer du tennis. J’ai voulu l’étrangler lui aussi avant qu’il ne voit le corps de sa sœur mais il s’est défendu. J’avais sous-estimé sa force et j’ai dû le bourrer de coups de poing pour en finir. Comme je disposais d’une petite demi-heure avant l’arrivée de Benjamin, je suis allé me servir une bière au frigo.
Arthur n’était pas seulement bon élève, me suis-je dit en reprenant mon souffle, il promettait aussi d’être un solide gaillard. Comme son père au fond.

    La nounou est arrivée à l’heure habituelle et je lui ai réglé sa semaine, puis j’ai laissé Benjamin prendre son bain. Je ne suis monté le noyer que vingt minutes plus tard environ. Tandis que je l’immobilisais sous l’eau, j’ai pu remarquer – il était bien temps… - qu’il avait plutôt les yeux de sa mère. Dans l’intervalle, j’ai traîné le corps des deux aînés dans la buanderie. Le corps de Chloé, je ne sais pourquoi, m’a paru très lourd. On s’attend si peu à ce qu’une jeune fille pèse d’un poids quelconque…

    Aurélie est rentrée du travail à 19h30, comme d'habitude. Elle s’est bien sûr étonnée de l’absence des enfants mais je l’ai aussitôt assommée avec la manivelle de la Volvo. Avant de perdre conscience, elle a simplement demandé « Mais… qu’est-ce que tu fais ?... ». « Ben, tu vois bien, je te tue… » Son regard marquait une incompréhension légitime, mais que lui dire ? C’aurait été trop long.
En attendant que la nuit tombe, j’ai mangé le reste du bourguignon qu’elle avait préparé la veille et j’ai regardé des trucs idiots à la télé. Après quoi j’ai mis les corps dans le trou du jardin et je les ai recouverts de ciment frais.

    Voilà, il est près de 23h maintenant et je viens de quitter la maison au volant de la Volvo. Tout le monde nous croit partis en vacances à l’île de Ré. J’ai une bonne semaine devant moi avant qu’on ne découvre ma petite affaire. C’est bien assez pour me rendre en Espagne et disparaître dans la nature.
La nuit est douce, la route est tranquille. J’ai de l’argent, je suis libre. L’avenir me sourit ! Jamais je crois je ne me suis senti aussi bien.

    E viva Espana !

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