Tape-cul

31 janvier 2014, 20h00, Sichoe, une jeune exilée tibétaine rentre fourbue de son travail à Genève. Elle sort une pizza du congel, la met au micro-onde et s'affale devant son ordi. Une publicité annonce, là sur le côté droit de son écran, peut-être une solution à son dilemme. Elle clique et découvre une application très intelligente, le « seesaw » ou « tape-cul » en français, qui par le biais des réseaux sociaux guide les utilisateurs dans leurs choix. Où aller ? Quoi faire ? Quoi dire ? Qui choisir ? Comment faire ? Quand partir ? Ça balance pas mal ! Du tape-cul, quoi ! Toutes ces questions que chaque être humain doit se poser forcément au fil des heures, des jours, des années, et bien tout ces tracas pftt ! Terminés, résolus les problèmes, plus d'alternatives, la destinée peut se tracer grâce à une intelligence artificielle super performante reliée à un réseau social qui guidera chacun. Dorénavant la vie sera simplifiée comme avec… le micro-onde par exemple ! se dit Sichoe entendant enfin la sonnerie du four qui la harcèle depuis quelques minutes. La jeune femme doit décider dans les prochains jours (visa expiré oblige !) si elle reste en Suisse ou s'installe au Canada. Ne sachant pas trancher, elle est ravie de savoir que la technologie pourra le faire à sa place. C'est souvent si difficile de choisir parmi les multitudes de chemins offerts par le hasard ! Elle voudrait se libérer du poids de cette décision, ne pas engager sa responsabilité, se laisser aller, être rassurée.

Une sonnerie de téléphone sur son ordinateur la fait sortir de sa rêverie, sa mère, Pema Dolkar l'appelle. Elles se saluent à travers écrans interposés, s'entretiennent de la pluie et du beau temps, l'éloignement fait qu'elles n'ont plus beaucoup à partager. Sa maman a bientôt 70 ans, du Tibet elle a fui en Inde après l'invasion chinoise et n'a jamais quitté son camp de réfugiés, même pas pour accomplir un pèlerinage dans les monastères du sud ! Sichoe, elle, est entrée de plain pied dans la civilisation contemporaine en s'exilant en Suisse. Ainsi, faute de conversation personnelle, elle explique souvent à la vieille dame toujours curieuse, comment évolue le monde. Aujourd'hui, Sichoe parle à sa maman, du « tape-cul » et elle dit « seasaw », en anglais bien sûr. « Imagine quelqu'un qui doit prendre une décision comme partir en voyage, avec qui se marier, quelle boisson choisir au bar où partir en week-end. » Partir en week-end, quelle drôle d'expression, Pema, ne sait pas ce que cela signifie mais elle ne coupe pas sa fille. « Donc, quand on veut prendre une décision, continue la jeune-femme, d'abord une machine lit tes pensées, ensuite, elle analyse intelligemment les différentes options offertes puis, elle te guide dans tes choix en ayant consulté les membres de ton réseau social. Pema acquiesce en disant qu'elle connaît très bien cela. Sichoe n'en croit rien mais sa mère insiste : « Vous pensez réinventer le monde avec vos tape-culs ou je ne sais quoi ? Moi aussi quand j'étais jeune je ne prenais jamais une décision sans consulter le devin qui indiquait la date de départ d'un voyage, vérifiait la compatibilité des époux avant le mariage, c'est même un de ceux-là qui t'a nommé Sichoe. Alors tu vois ma petite fille, vous croyez que vous allez refaire le monde mais l'être humain est tel que sa technologie jamais ne remplacera son âme. Elle la tuera peut-être. Voilà tout. » Sichoe était alors encore plus embarrassée et indécise que jamais car dans son entourage elle n'avait pas de moine tibétain pouvant la guider à défaut de s'offrir cette intelligence artificielle qui, dans tous les cas n'était pas encore au point.