Temps mort

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Temps mort


Vêtue d’un simple tailleur noir et d’un chemisier blanc, Hélène se contempla dans le miroir une dernière fois avant de partir. Elle rajusta sa queue de cheval, prit une grande inspiration, ouvrit la porte de l’appartement, sortit, la referma à clé, et descendit les marches.
Elle avait rendez-vous ce matin pour un entretien d’embauche à la préfecture. Après des mois de chômage, des dizaines de lettres de motivation et de CV envoyés en vain, elle espérait que cette fois-ci sera la bonne. Elle consulta sa montre, elle était largement dans les temps.

Arrivée à la préfecture, elle se dirigea vers l’accueil, et demanda à voir M. Allard, avec qui elle avait rendez-vous à 9h.
La personne à l’accueil releva la tête et la fixa, sans un mot.
- Est-ce qu’il y a un problème ? demanda Hélène, mal à l’aise face à son interlocutrice qui la dévisageait, d’une façon fort bienveillante.
- Il est 10h Madame, rétorqua la standardiste sur un ton réprobateur.
- Non il est…
Hélène ne finit pas sa phrase. En regardant sa montre, elle s’aperçut que les aiguilles faisaient du sur place.
Elle était en train de perdre toute contenance, en train de se liquéfier, mais elle tenta malgré tout le coup.
- Ecoutez, j’ai un souci avec ma montre, est-ce qu’il me serait possible de voir M. Allard quand même ? prononça-t-elle d’une voix implorante.
La standardiste ricana, avant de répondre que M. Allard n’avait pas que ça à faire, et la congédia sans douceur.

Hélène sortit de la préfecture comme un zombie. Elle s’assit sur les marches un instant, et se prit la tête dans ses mains. Elle ne voulait pas craquer ni pleurer, mais elle était à bout. Tout allait de travers depuis quelques semaines. Ce rendez-vous manqué, pour une stupide histoire de montre, en était une nouvelle preuve.
Elle sortit ladite montre de la poche de sa veste. Elle la contempla un instant, avant de l’ouvrir. C’était une montre à gousset que lui avait donné son grand-père pour ses 30 ans. Elle avait toujours adoré les montres à gousset, leur trouvant un charme et un prestige certains par rapport aux montres « classiques », et celle-ci en particulier, puisqu’elle avait une valeur sentimentale.
Curieusement, les aiguilles s’étaient remises en marche. Hélène aurait été capable de balancer une montre qui lui aurait joué ce mauvais tour, mais pas celle-là. Elle la referma, la remit à sa place au fond de sa poche, se leva, et partit en direction du centre ville.

Une terrasse au soleil la tenta, et elle alla s’asseoir pour prendre un café. Elle ressortit la montre de sa poche, et la tenait ainsi, pensive. Petit à petit, la terrasse se remplit, tant et si bien qu’un instant plus tard, un homme se dirigea vers sa table, et s’adressa à elle :
- Excusez-moi, est-ce que je peux partager votre table pour déjeuner tout en profitant du soleil ?
Hélène regarda l’homme, surprise par sa demande. L’homme était grand, mince, en costume sombre, un journal à la main.
- Je vais vous laisser ma place, je vais partir, finit pas répondre Hélène. Mais il n’est que 11h, je ne crois pas qu’ils servent déjà à déjeuner.
L’homme lui sourit :
- Votre montre est magnifique, mais elle n’est pas à l‘heure, il est midi. Je ne me suis pas présenté, lui dit-il en lui tendant la main, je suis Philippe Allard, je travaille à la banque à l’angle de la rue.
Hélène lui serra la main.
- Hélène Villeneuve, lui dit-elle en souriant. Allard ? C’est drôle, je devais rencontrer un Monsieur Allard ce matin-même pour un entretien d’embauche.
- A la préfecture ? C’est mon frère ! Qu’est-ce qui s’est passé ? lui demanda-t-il avec empressement.
- Ma montre m’a joué un mauvais tour, dit-elle en soupirant.
- Vous allez me raconter tout ça ! Je peux m’asseoir ?
Hélène réalisa seulement à cet instant que l’homme était effectivement resté debout, ce qu’elle apprécia. Elle lui fit signe de s’installer en face d’elle, ce dont il la remercia.
Le déjeuner fut fort agréable, à parler de tout et de rien, à faire connaissance. Ils finissaient leurs desserts lorsqu’un homme s’approcha de leur table.
- Tiens, Xavier, ça va ? dit Philippe Allard. Xavier, je te présente Hélène Villeneuve. En fait, tu aurais dû la rencontrer ce matin, elle avait rendez-vous avec toi pour un entretien, mais elle a eu un problème de montre.
- Ah bon ? Mais pourquoi n’êtes-vous pas venue malgré tout ? Je vous aurais fait passer plus tard !
- La personne à l’accueil m’a dit que ce n’était pas possible, répondit Hélène.
- Hélène, montrez-lui votre montre, il va l’adorer, il est collectionneur ! ajouta Philippe.
Lorsque Xavier vit la montre, il ne put retenir un sifflement d’admiration. 
- Allez voir l’horloger de la rue du Pont, Emile Poirier, c’est un ami, et un amoureux des petits bijoux comme celui-ci. Et tenez, dit-il en tendant sa carte à Hélène, passez me voir cet après-midi. Je ne vous donne pas d’heure précise, ajouta-t-il en souriant.

Hélène le remercia chaleureusement. Xavier partit, la laissant avec son frère. Après avoir fini son café, Philippe n’eut pas envie de partir. Il regarda Hélène droit dans les yeux, et lui demanda s’ils pourraient déjeuner de nouveau ensemble, le lendemain, ou le surlendemain, ou peut importe quand.
Hélène acquiesça, et proposa de revenir dans cette brasserie le lendemain.

Une fois Philippe parti, elle resta un instant assise à repenser à tout ce qui lui était arrivé depuis ce matin. Cette pensée la fit sourire. A son tour elle se leva, et rejoignit la préfecture. Elle montra à la standardiste la carte que lui avait remis Xavier Allard, et monta directement au deuxième étage du bâtiment.
Son entretien avec Monsieur Allard se passa a priori plutôt bien, mais elle ignorait encore si elle allait obtenir le poste ou non.

En sortant de la préfecture, elle décida d’aller faire un tour en ville, et pourquoi pas un peu de shopping. Ensuite, elle se dirigea vers la rue du Pont, pour aller montrer sa montre à l’horloger que lui avait recommandé Xavier Allard.
En entrant dans la vieille boutique, elle éprouva instantanément un sentiment de bien être. Le vieil homme vint à sa rencontre, et elle lui tendit la montre en expliquant le problème. L’homme admira la montre un instant, regarda sa propre montre à son poignet, et dit à Hélène qu’il n’aurait pas le temps de regarder ça tout de suite, mais qu’elle pourrait repasser le lendemain en fin de matinée.
- Quelle heure est-il lui demanda-t-elle, se rendant compte de l’incongruité de sa demande, vu le nombre de pendules et de montres présentes dans le magasin.
- Il est presque dix-huit heures trente Madame Villeneuve. Bonne soirée, à demain !

Hélène sortit de la boutique la cœur un peu serré d’être séparée de sa montre. Dix-huit heures trente, se dit-elle. Déjà !!! Elle n’avait pas vu le temps passer. Elle devait encore aller faire quelques courses pour le dîner.

Elle reprit sa voiture au parking, démarra et se dirigea vers la supérette sur le chemin du retour à l’appartement. Elle n’avait pas l’habitude de faire ses courses là-bas, mais décida que pour une fois, la supérette ferait l’affaire. Alors qu’elle entrait dans le magasin, elle tomba nez à nez avec une ancienne amie de lycée. Elle non plus n’avait pas l’habitude d’aller dans cette supérette, mais elle voulait s’acheter un sandwich avant d’aller au travail. Encore une rencontre inattendue. Quatre en une seule journée, décidément, une aubaine.

Quand elle ouvrit la porte de l’appartement, elle n’avait aucune idée de l’heure qu’il pouvait être.
- Tu étais où ? T’as vu l’heure ? demanda Rémi, son compagnon.
- Bonsoir, oui, je vais bien et toi ? Comment s’est passé ton entretien ? répliqua Hélène, excédée. Ecoute Rémi, j’en ai marre que tu me traites comme ça. Il m’est arrivé plein de choses aujourd’hui, des choses positives, des choses négatives. Notamment à cause de ma montre que j’ai portée chez l’horloger. Mais tu ne peux pas savoir comme je me suis sentie bien tout au long de cette journée. J’ai vécu. Certes, en décalé, sans heure, comme en vacances. Le temps n’avait plus d’importance pour moi. Alors tes remarques, tu les gardes pour toi. Ou tu pars, car je me demande s’il n’est pas grand temps de mettre un terme à une histoire qui n’en est plus vraiment une.

Hélène fut surprise par ses propres paroles, qu’elle avait prononcées sans réfléchir, mais qu’elle ne regrettait pas. Elle vit Rémi se lever du canapé, prendre son blouson, et sortir de l’appartement. Au moins aurait-elle le loisir de passer une bonne soirée, en harmonie par rapport à la journée qu’elle venait de passer.

Le lendemain en fin de matinée, elle quitta l’appartement pour se rendre chez l’horloger avant d’aller déjeuner comme convenu avec Philippe.
-Alors, Monsieur Poirier, vous avez trouvé le problème avec la montre ? demanda Hélène au vieil homme.
- Oui, lui répondit-il en souriant, venez voir, ce n’était rien en fait, juste un grain de sable dans le mécanisme. Regardez ! Attendez, je vais prendre ma pince, et l’enlever.
- Non ! cria Hélène.
Le vieil homme se retourna et la regarda.
- Non, reprit-elle plus calmement. Laissez-le. J’ai passé une journée formidable hier, comme je n’en avais pas passé depuis longtemps. Et tout ça grâce à un minuscule grain de sable, qui a rendu ma montre très fantaisiste pour donner l’heure. Pour l’instant, laissez-le, s’il vous plaît.
- Comme vous voulez, répondit le vieil homme amusé. Un grain de sable pour un grain de folie, on ne me l’avait jamais faite celle là encore Madame. Pourtant…, dit-il en lui montrant du doigt une affichette avec une citation.

Hélène remercia l’horloger, prit congé et rejoignit la terrasse de la brasserie, en répétant mentalement la citation qu’elle venait de lire chez l’horloger. Philippe l’attendait déjà. En plaisantant, il lui fit signe en montrant la montre à son poignet, qu’elle était en retard.
Elle se planta devant lui en écartant les bras en signe d’impuissance, lui serra la main et lui dit avant de s’asseoir : «Aucun grain de sable n'est insignifiant dans le mécanisme d'une montre», Jeremy Taylor. 


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