Teresina ou “Nao pare José” et les jours insoupçonnables

koss-ultane

                  Teresina ou "Não pare, José" et les jours insoupçonnables

     Pour moi, le mot le plus triste de la langue française est "toutou". A cause d’un petit bout de chou de trente mois retrouvé agonisant sous un porche dans une rue qu’il ne connaissait pas. Mort à l’hôpital de ces blessures au long cours d’enfant martyr, les policiers et les médecins ne lui arrachèrent que ce mot dans un souffle. Son dernier. Son foyer retrouvé, on constata aisément qu’un père violent, sa maîtresse sadique, et une grand-mère vacharde lui avaient apporté moins de tendresse que le petit caniche noir de la famille durant sa minuscule vie, son interminable enfer. Mais, croyez-moi, pour l’avoir vécu, dans les abysses de la tristesse, les mots "não pare, José" le talonnent de près.

     Comme métier je ne savais même pas que cela existait. Faut être franc, se balader à travers le monde et la face cachée de la dune avec une mini caméra pour que d’autres plus tard y viennent planter leur maxi matériel pour une heure, une minute ou huit mois de tournage, cela donnait l’impression de brasser de l’air avec importance, d’être une quantité un peu moins négligeable que les autres quand on prenait le temps de ne pas trop y réfléchir. J’avais bien dit à Paul, mon poteau qui m’avait fait entrer dans la boîte de son frangin, "je veux bien manger des miles et des smiles à m’en faire péter la soute à bagages mais évite de m’envoyer dans les pays chauds." Pan ! Première mission pour Bibi : Teresina ! qui me dit. Qui ? qu’j’y dis. Teresina… Brésil ! Ah ! Bah ! Merde ! Je me renseigne dans la foulée sur internet. "Avec un peu de pot ça va être au nord" que je me suis dis. Bien vu l’aveugle ! Région du nord-est mais fiente de bouc ! Même les autres Brésiliens n’y vont pas parce qu’il y fait trop chaud. Véridique !

     C’est dur à croire quand on me connaît, moi qui ne suis que d’un bloc, mais je n’ai été qu’une immense dégoulinure le temps que j’y suis resté. L’avantage c’est que j’y ai égaré mon bide et tous les petits capitons autour que j’avais mis des décennies à boursoufler sur ce corps parfait. Mais, soyons honnêtes, ce fut plus une incompatibilité d’humeur avec la bouffe et les amibes locales qu’avec le bain de vapeur géant qui me fit fondre au bout du compte. J’y ai égaré mon gras mais perdu ma santé, mentale surtout. Pourtant ni les jolies filles à gros zizi ni le candomblé, vaudou local, ne sont impliqués mais ceci est déjà le nœud du sujet, j’y reviendrai après les préliminaires.

     "Capital do Sol e da Luz" donc, "capitale du soleil et de la lumière", ah ! La vache ! Les cons ! Avec ma peau de bidet œdémateuse, j’avais intérêt à marcher à l’ombre et encore pas trop vite afin de sauvegarder le peu de souffle qu’il me restait. Dans l’avion depuis Paris, une seule psalmodie : "Pourvu que je ne trouve rien de ce que j’ai sur mon cahier des charges que je puisse filer d’ici à fond les ballons retrouver un climat civilisé." Je prends mes vacances en janvier en Ecosse, c’est vous dire si le soleil et la chaleur m’intéressent. En plus, la seule distraction sous la main, sexe à haut risque excepté, ce sont les plages mais j’ai horreur du bord de mer, ça me fout un bourdon instantané ce boucan de sac et ressac qu’on ne peut pas censurer d’un coup de zapette. Et je n’avais aucun budget prévu pour l’achat d’un casque antibruit et l’air con qui va avec. Tiens ! En parlant d’air con, une clim’, qui avait presque autant le sens de la contradiction qu’un syndicaliste français, m’envoyait son air chaud en dysfonctionnant gravement à mon endroit. Après l’avoir signalé, deux fois, poliment, à la réception de mon hôtel pas cher mais pas propre à la région, sorte de "y en a partout alors cela doit être bien", voyez la bête, j’y ai niqué sa race afin que ma chambre retrouvât ses trente-huit degrés de fraîcheur nocturne. Parce qu’à cinquante-trois Celsius à deux plombes du mat’, je sentais confusément que j’étais de trop dans la piaule. Et, je ne sais pas vous, mais, moi, au-dessus de quarante-cinq, je plafonne à vingt-cinq pourcent de capacités déjà pas impressionnantes par temps normand.

     Une fois ma clim’ rendue son dernier souffle luciférien, j’ai rayonné sous la lumière jaune. Evidemment, afin de ne pas y laisser ma peau, j’organisais mes journées à la saugrenue. A trois plombes du mat’, lorsque les autres touristes rentraient de je-ne-sais-où, je pliais mes gaules dans mon sac-à-dos et commençais mes déambulations autour de l’hôtel que j’avais choisi central, considérant les sites que je devais filmer sous tous les angles, puis élargissais mon rayon d’actions minimalistes, une fois les lignes de bus ouvertes. Ma pêche finie, d’un coup de portable, ordinateur ou téléphone, j’expédiais quasiment en temps réel mes dernières trouvailles du jour et de la nuit.

     Cinq heures dix sept, le bus de la ligne Teresina - Campo Maior – Piripiri, oui, je sais, moi aussi, le nom m’a fait rire la première fois, la seconde aussi, le bus, disais-je, était ma limo quasi privative. La distribution y avait quelque chose d’adverbiale, in-va-riable : ma pomme, les paupières collantes et la caboche vacillante, assis à l’arrière droit, au cerceau, un jeune chauffeur, la trentaine paresseuse, sérieux, adroit, le type fiable auquel tu confierais la chaise-roulante de ta belle-mère sans arrière-pensée. Je l’avais tout naturellement baptisé "chaussette" tant il était fort dans les reprises et l’exhalation d’un fumet de fond de boîte de crackers au fromage. Cette intimité matinale, plusieurs fois renouvelée, ne créa aucun lien entre nous. Faut dire que je suis le type le moins liant du monde, à part deux trois qui voulaient qu’on les attache, petit je rêvais d’être gardien de phare et seul et loin en océan déchaîné et l’aurait pas fallu me faire chier trop souvent avec les transmissions radio. Pour moi, les êtres humains et quatre-vingt-dix neuf virgule neuf pourcent du règne animal, de la sublimissime femme à la pire tête de con en passant par leur chatte et morpions respectifs, sont des pruneaux. Tous, ils me font chier. Egalement. Une fois j’ai gagné un concours d’inadvertance dont le gros lot était une semaine dans un palace de Vera Cruz. Pas pourri le premier prix, hein ? Eh ! Bien ! Je leur ai vendu que, un, j’avais déjà vu le film, deux, pour le Mexique fallait changer à "République" et je n’étais pas trop pour, et trois, je leur brocantais bien volontiers leur coûteux séjour centre-américain contre un goûteux parcours "découverte" de trois semaines en Creuse, Pataugas, boussole et papier cul. Quarante-deux jours et nuits pendant lesquels je n’ai vu rien ni personne. Le pied et tous ses orteils ! C’est vous dire si nos tête-à-tête privilégiés dès l’aube n’étaient pas prêts de faire de nous des "amigos à la vida à la morte" avec mon chauffeur basané. Bref ! Je reprends l’éventail de ma distribution dans l’ordre d’arrivée sous l’écran total. Première arrêt, un type avec un physique d’aide-comptable, qu’on tape, qu’on amoche juste parce qu’il a une gueule de faux-cul que c’en est désolant qu’il ait pu arriver jusqu’à l’âge adulte, montait en s’excusant presque d’aller au boulot. Au deuxième arrêt, un monsieur âgé comme on aimerait tous finir, les cheveux blancs à l’eau de Javel, les dents aussi, droit comme un "i" qui aurait encore tout son point et une élégance innée qui semblait repasser sa chemisette et son futal de l’intérieur. Je hais ce genre de gars d’ordinaire, moi qui, sorti du pressing, parait sponsorisé par "les morilles associées" tellement je suis naturellement chiffonné de naissance. A l’arrêt suivant, ces messieurs, restés debout au milieu du véhicule, devaient s’écarter afin de laisser charger une mamasita. Elle était noire ébène, énorme, toujours encombrée d’une douzaine de cabas et le sourire merveilleux des grand-mères improbables, les cheveux gris frisés à peine domestiqués par un duo de barrettes multicolores de petite fille fichées en tignasse. Elle saluait tout le monde, même moi, le gringo lorsque j’avais les yeux ouverts. Un ado qu’elle connaissait, un blanc-bec maigrichon, montait en même temps qu’elle en lui portant un tiers de sa charge héroïque. La particularité de la ligne Teresina – Campo Maior – Piripiri est que, malgré le quasi million d’habitants cumulés que comptent ces trois villes, je viens de vous citer quatre-vingt-quinze pourcent des usagers de la plus matinale des levées. La distribution, jour après jour, ne variait quasiment pas : ma pomme puis tronche de cake puis le vieux beau puis mamasita et son pendentif en peau d’acné répondant au nom de "Gorducho". Il montait avec quelques sacs de la grosse dame et un vélo qui avait dû connaître pequenas Breton et l’Izoard du temps où la casse n’était pas encore déserte. Elle descendait toujours la première, paradis sur pied et centre du monde d’une ribambelle de gamins arrivés ventre-à-terre sur quarante mètres de pelouse pelée. Elle devait s’en occuper d’une manière où d’une autre. Plutôt bien apparemment. La félicité sur leurs visages, de tous âges, de toutes teintes, lorsque le bus apparaissait au détour d’un virage à angle droit, nous donnait l’impression de balancer des lingots par les fenêtres à tous ces mioches. A peine descendue, elle était assaillie, aidée et débarrassée par les aînés, multi étreinte et poly embrassée par tous les bouts de chou aux bras trop courts mais aux cœurs et mirettes immenses. La première fois que j’ai été témoin de cette ruée vers l’ogre, je n’ai pas pu m’empêcher de penser "mon vieux, tu pourras mettre sur ton CV que t’as rencontré la mère Noël et qu’elle, contrairement à son branlot de mari, elle va au taf tous les jours ". Tous les matins, ce petit rituel d’amour enfantin déchaîné me mettait la banane béate pour la journée. Il pouvait m’arriver trois couilles séchées à la minutes après cela, j’avais mes cent-vingt kilos de tendresse et une tripotée d’extensions mémoires en effusions qui effaçaient toutes les bassesses humaines à la caresse de leur souvenir et promesse d’une entame de lendemain tout aussi sympatoche. Il n’y avait que les samedis et dimanches que le casting s’appauvrissait encore mais gagnait en qualité. Nous n’étions que trois avec le vieux beau et notre bienfaitrice plus un chauffeur remplaçant, inquiétant clone du précédent, seconde moitié de ma paire de "chaussettes" sans doute.

     Peu en phase avec le climat, vous l’aurez compris, je ne m’octroyais évidemment pas de jour de repos, y avait pas marqué "fonctionnaire militant" sur les rougeurs à bibi. Je m’activais donc comme un forcené afin de quitter l’endroit dans les délais les moins laids. A l’aube de mon neuvième jour, mon second mardi, le destin a marché sur un râteau géant et on a tous craché nos sourires dans nos soupes pour des années. J’ai immédiatement su qu’une partie de moi ne s’en relèverait jamais. Ce jour insoupçonnable, le magma sous faille de ce séisme intime s’était grimé du quotidien : mes deux heures de fouilles pédestres, mon cinq heures dix-sept, ma guirlande de figurants, mes paupières en plomb gluant, le roulis, le tangage, les décélérations, les virages, les reprises, son sourire, les râles du moteur, les coups mous de mon crâne contre la vitre ouvrant à la Pavlov mes yeux n’enregistrant rien que du déjà vu… puis… "le" virage. Celui que l’on n’aurait jamais dû prendre. Celui qui change un monde et son homme. Le soleil doux de cette radicale variation d’azimut me sortait de ma torpeur. Comme presque à chaque fois, elle s’était assoupie, sa tête mimant une bossa nova langoureuse avec les nids de poule et les à-coups aux amortissements dégressifs. Même endormie, son visage souriait, la lumière or incendiait la rosée sur sa peau noire, ensevelie sous son avalanche de paquets hétéroclites aux anses fines comme des cheveux d’ange dans ses poings serrés et dodus, elle dansait. A quarante mètres de zone rase herbeuse, la déferlante et assourdissante marmaille, encore ensuquée de sommeil interrompu, s’élançait depuis le pied des premières habitations. Par habitude et anticipation, nous souriions tous. L’arrêt complet et prolongé du véhicule la réveillait doucement à chaque fois. Son jeune compagnon émergea et lui tapota le bras avec déférence. Les enfants étaient à trente mètres, les mains au ciel et les espoirs en surenchères. On éleva respectueusement le ton. Le vieux monsieur à la voix suave, qui n’avait pas de temps à perdre, martela quelques mots en signe d’affection. Au dehors, les bambins les plus aptes à la course en sac sans sac passaient déjà la mi-parcours. Je ne pouvais détacher mes yeux de la vague d’enfants aux yeux gourmands et aux sourires indécents. Devant l’inertie matriarcale, un doigt craintif s’égara sur la gorge de la vieille dame sans ride. Le vieux monsieur se raidit sous l’information digitale. Les éclats cristallins des voix enfantines fracassèrent les vitres et les cœurs à dix mètres à la ronde. Je m’étais levé sans m’en rendre compte. Tous dévisagèrent chacun. Il y eut un échange de regards effroyables entre le chauffeur et notre agglomérat hébété via son miroir de surveillance planté telle une pédale d’apparat au plafond. La voix chevrotante du gratte-papier résonna : "não pare, José", "ne t’arrête pas, José".

     Lâcheté des hommes, grande accélératrice de particules à travers les âges.

     D’instinct, nous nous assîmes aux places l’encerclant telle une veillée étrange. Les pieux fouillaient le ciel de leurs prières en multipliant les signes, de croix et de détresse, pendant que les moins catholiques scrutaient ce corps encore vivant puisque balloté, en route vers son terminus. A tous, l’énigmatique risette sur son visage nous disait que, décidément, cette fin de tout n’était rien.

     Moins bruyant que le train qui déraille ou le gros porteur qui s’affale, mais tout aussi dérangeant, le bus qui s’affranchit de sa ligne. Les rares coups d’œil risqués au-delà des vitres fauchaient à tous coups des ébaubis. En d’autres circonstances, j’aurais ri de la tête des quidams puis du personnel d’accueil et des médecins voyant un bus de la ligne Teresina – Campo Maior – Piripiri se garer devant l’entrée de leur "hospital de Olhos Francisco Vilar". "Hôpital des yeux François Viler" si vous préférez. Sans pousser la spécialisation jusqu’à lui tâter la cornée, un ophtalmologue du cru constata le décès particulier et la désespérance générale.

     De ce bus, quelque chose de nous n’en est plus jamais descendue, j’en suis convaincu.

     Revenu à Paname, ce transport n’ayant plus rien de commun avec aucun de mes contemporains sous la main mais seulement avec quelques Brésiliens, l’amoureux des bas-reliefs que je suis est allé vivre en Creuse. Loin de tout maillage interurbain et de liaisons intercommunales.

     Alors, faîtes attention, si vous allez dans le nord-est de cette Teresina du Nordeste, quelque part sur un vague terrain anodin entre un arrêt de bus et quelques habitations, sous les pieds fantômes d’une volée de marmots interdits regardant sans comprendre la fuite d’un corbillard impromptu, moi, le celto-viking inaliénable chiche en Celsius pour être bien, j’ai laissé mon cœur au Brésil. En morceau.

Signaler ce texte