Terminus
alice-h
Je me souviendrai toujours du jour où je l'ai rencontrée. C'était un lundi soir d'avril, nous étions tous agglutinés dans le métro. Nos corps tremblaient, hésitant entre la douceur du printemps et la moiteur de l'atmosphère qui nous étouffait. Quelques personnes se parlaient, mais la plupart des gens étaient perdus dans leurs pensées, ou dans le vide.
Moi, ma cravate me serrait.
Iéna : comme à chaque station, j'observais le chassé-croisé des passagers entrer dans la carcasse d'acier et qui semblaient porter toute la misère du monde sur leurs épaules, tels de valeureux soldats revenant d'une guerre éreintante.
Et puis elle est entrée, irradiante et naturelle telle une fleur de cerisier poussée par le vent dans ce souterrain.
Elle s'est agrippée à la barre en métal, a posé sa main juste au dessus de la mienne. Le monde autour de moi n'existait plus, hypnotisé par la blancheur virginale de sa peau qui contrastait avec les lieux.
Ma main était irrémédiablement attirée par cet épiderme qui semblait être fait de soie. J'ai effleuré la sienne dans un mouvement maîtrisé qui feignait l'inadvertance. Happé par cette douceur inconnue, j'avais l'impression que mes doigts découvraient une matière qu'ils n'avaient encore jamais touchée.
Ma main restait contre la sienne, toutes deux liées par une chaste intimité.
La Muette : La marée humaine nouvellement à bord me privait de l'envoûtement de son toucher. Mon regard a alors pris le relais et s'est attardé sur son bras que parcouraient des veines tel le Verdon s'écoulant dans sa vallée. Je remontais ce cours d'eau qui menait jusqu' au creux du coude et remontait les yeux vers ses épaules. Six petites taches brunes jonchaient le chemin vers son cou : les grains de beauté n'avaient jamais aussi bien portaient leur nom.
La pureté de sa peau laissait présager un corps fragile dont la délicatesse vous laisse à penser que ce monde n'est pas si moche.
Mes yeux s'aventurèrent alors sur son visage, avec l'appréhension d'être déçus. A tort, son regard et ses cheveux étaient exactement assortis à sa peau : authentiques et fins. A plonger dans son regard, on se sentait déjà loin, sous un ciel bleu semblable à son iris.
Aucune parole échangée, tout juste un sourire. Elle faisait souffler un silence d'une brise d'été.
Jasmin : je bénis intérieurement le passager ayant poussé l'inconnue juste devant moi, me laissant l'opportunité de respirer l'odeur de sa nuque. J'inspirais son effluve, pleinement conscient que chacune de mes respirations réduisait tout espoir de lui parler.
Il faudrait bien quitter ce véhicule qui m'emportait plus loin que la ligne 9 : quelque part dans le sud de la France, en Provence. Je ne connaissais pas cette région, mais je suis sûr aujourd'hui, que la Provence, c'est elle, cette femme, juste devant moi. Rien qu'en la respirant, je m'imaginais dans les vignes d'un mas. On eut dit que c'était son essence même : elle avait du venir au monde dans un champ de lavande. Si j'avais pu écouter sa peau, j'aurais été alors certain d'y entendre les cigales.
Je guettais et redoutais chacun de ses gestes laissant présager qu'elle pourrait descendre à la prochaine station. Je n'avais pas le courage de l'aborder : que pourrais-je lui dire que personne ne lui aurait alors jamais dit ? Le temps qu'il me restait à ses côtés diminuait à vue d'œil, je voyais sur le plan de la ligne qu'on se rapprochait dangereusement du terminus.
Billancourt : son voyage prenait fin ici tandis que je me retrouvais éjecté dans la réalité au son de la voix glaciale du métro annonçant une station banale qui n'évoquait rien d'autre qu'une commune de la Somme. J'avais quitté la Provence de manière soudaine - plutôt était-ce elle qui m'avait quittée. Elle est descendue délicatement de la voiture, comme elle y était entrée : en effleurant à peine les autres passagers.
Dans son sac ouvert, j'eu le temps d'apercevoir un exemplaire de La Peau de Chagrin de Balzac.
J'avais loupé ma station depuis maintenant 10 min, mais peu m'importait puisque mes sens étaient grisés de toute la douceur du monde.