Terra Vergine
Möly
Je ne pensais pas réussir à lâcher ça un jour, réussir à l'annoncer, à dire la vérité. Vingt ans de mensonge à ce sujet, c'est compliqué de faire machine arrière et d'avouer à ses amies les plus proches qu'on les a baratinées tout ce temps. Je n'avais pas le choix, cependant. J'étais envahie par la honte. La honte d'être celle que j'étais -celle que je suis- la honte d'être si nulle, si peureuse, si peu sûre d'elle. La honte de ne pas être comme tout le monde. Cette honte suintante et crasseuse qui m'a suivi presque toute ma vie. Je n'avais pas non plus passé tout mon temps à mentir, hormis les mensonges de confort, ceux qu'on utilise pour pas blesser ou pour justifier un retard de dix minutes. Des mythos qui ne faisaient pas de mal, qui n'impactaient pas vraiment le monde autour. Ni les autres, ni soi même. Mais la honte, cette honte, je la traînais depuis presque toujours. Cette honte de moi-même, comme un poids qui pesait sur mes bras frêles, une honte qui me coulait sur le corps comme une vieille mélasse poisseuse. Je faisais tâche parmi mes ami.e.s, mais j'avais au moins la chance d'en avoir. Iels avaient toustes des personnalités fascinantes, explosives, intéressantes, percutantes, douces, rassurantes. Toustes ce petit truc qu'on lisait dans leur regard, dans leur attitude, leur façon de parler. Et il y avait moi, ma démarche chaotique, ma maladresse, mon visage fade et ma timidité maladive. Moi qui restais dans l'ombre, bien souvent, qui ne riais jamais au bon moment et qui pleurais bien trop souvent.
Malgré tout ça, je faisais parti de ce groupe et j'avais trouvé une place à défaut d'y avoir trouvé ma place. J'étais Mimi la timide, Mimi la mignonne. Mimi l'invisible. Même mon surnom était ridicule, mon prénom l'était encore plus. Au moins, avoir un surnom me donnait l'impression d'être intégrée et appréciée par des gens. Fille unique, élevée par ma mère célibataire, une enfance ni horrible ni heureuse dans un foyer oscillant entre modeste et pauvre selon la situation professionnelle de ma mère. Une voie scolaire bien tracée, avec des résultats satisfaisants qui m'avaient permis d'avoir un master d'histoire et d'obtenir des postes plus ou moins intéressants et confortables. Je n'avais jamais essayé de me dépasser, je n'avais jamais essayé d'oser aller plus loin, plus fort, plus vite. Je n'avais jamais osé, en fait.
Ce soir-là, nous passions une soirée entre filles. Rituel jamais enterré qui durait depuis le lycée. Une soirée durant laquelle on mangeait n'importe quoi, en buvant n'importe comment et en discutant de tout et de rien, pour soulager nos esprits et nos cœurs. Je ne sais pas pourquoi j'avais choisi ce moment précis, pourquoi cet instant, pourquoi maintenant. Je venais d'avoir quarante ans, ça avait dû jouer. Et puis, Judith nous annonçait qu'elle allait épouser Gregor et qu'iels partaient s'installer au Chili. Là où iels s'étaient rencontré.e.s et où iels avaient vécu trois ans. Cette annonce m'avait mise KO, quand bien même j'étais heureuse pour elleux, évidemment. Ça n'avait rien à voir avec le fait d'être triste qu'elle s'envole aussi loin, d'être jalouse, ou de lui en vouloir. J'avais vu défiler ma vie passée dans ma tête -comme quand on va mourir, enfin d'après ce qu'on raconte-, j'avais même cru un instant que j'allais crever là, sur cette chaise. Mais non. La rétrospective s'était arrêtée, j'avais vidé mon verre d'un trait sous le regard interloqué de mes trois amies.
« Bah Mimi, depuis quand tu t'enfiles de la vodka pure comme ça ? » avait lancé Charlène
Charlène, la délurée, l'ambitieuse, l'intense. Charlène la flamme vive, celle que tout le monde remarquait. Celle que tous les hommes finissaient par aimer. Elle n'était pas un canon de beauté, mais elle était bien au dessus de ça. Charlène, pendant longtemps, avait été mon modèle, mon inspiration. Je rêvais d'être comme elle. Entière, folle, déraisonnée mais toujours de bonne humeur, toujours présente, authentique. Si je passais une soirée,seule à seule avec elle je m'assurais une soirée de dingue mais je m'assurais aussi de me sentir comme la dernière des merdes si je buvais trop.
Et oui, Mimi avait bu un verre de vodka pure et elle allait s'en enchaîner d'autres. D'un coup, j'avais eu besoin de me remplir d'alcool pour vider mon sac. Plutôt ironique, hein ? C'était alors sorti, ça avait fusé entre mes lèvres :
« Je suis toujours vierge »
J'avais rempli mon verre, me l'étais enfilée, et puis j'avais fixé mes amies. Charlène avait éclaté de rire. Judith avait gloussé :
« Bien sûr, Mimi ! Faut que tu repasses au jus de fruit là... »
Je n'avais pas réagi tout de suite, elles me dévisageaient, je les fixais.
« ça fait vingt ans que je vous mens. Je n'ai jamais fait l'amour. »
Les larmes coulèrent alors, silencieusement, je ne sentis pas de spasmes, je ne sentis pas mon corps se mettre à trembler. Les larmes coulaient le long de mes joues comme la vodka dans ma gorge. Jamila était finalement intervenue après avoir fumé le pétard en entier, comme d'habitude. Les filles ne l'avaient pas remarqué cette fois, trop occupées à me lancer des regards abasourdis.
« Tu te fous de notre gueule là ? »
La délicatesse et la classe de Jamila. Elle s'était levée, nerveusement. Elle avait roulé un autre pétard, à la vitesse de l'éclair. Je pleurais toujours.
« Je suis désolée. Je ne sais pas pourquoi j'ai fait ça... »
Charlène et Judith s'étaient décidées à s'asseoir près de moi, pendant que Jamila tirait sur son joint comme une malade.
« Mais putain, pourquoi ?! » avait-elle beuglé
Toutes, elles se demandaient Pourquoi ? « Tu ne nous fais pas confiance ? », « Tu ne nous a jamais fait confiance ? ». Elles hallucinaient. Mais moi, je savais, je pouvais tout leur expliquer. Cet engrenage dans lequel je m'étais empêtrée.
« Tous les mecs avec qui tu es sortie, c'était des mythos en fait ? insista Jamila sur un ton écœuré
Non... répondis-je, je suis vraiment sortie avec ces hommes. Et si ça n'a jamais duré, c'est justement à cause de ...ça. De ma virginité. »
C'était le moment de tout leur dévoiler. Quand à vingt ans, je leur annonçais avoir enfin fait ma première fois, honteuse d'être à la traîne parce qu'elles avaient déjà toutes baisées des années avant. Je leur racontais ce garçon, durant cette soirée, que j'avais ramené chez moi dans mon petit studio d'étudiante ; ce garçon qui m'avait dit froidement quand je m'étais déshabillée : « Finalement, je crois que je vais rentrer chez moi. Désolé...Bonne soirée » Comment la honte, celle qui me rongeait déjà insidieusement, m'avait alors prise à la gorge et presque étranglée. Comment ce soir-là, je m'étais regardée sous tous les angles devant mon miroir en chialant. Comment, après ça, j'avais eu bien trop honte de dire à mes ami.e.s qui étaient toustes passé.e.s par cette étape cruciale, que le premier garçon que j'osai ramener chez moi pour baiser avait préféré se tirer en me voyant nue.
Peut-être que ça n'avait rien eu à voir avec moi, je n'avais jamais su. Mais c'était resté gravé dans ma mémoire, dans ma chair. Son regard sur moi, mon corps nu et vulnérable, mes bras qui tentaient de le cacher maladroitement, la gêne qui me faisait baisser les yeux pour ne pas croiser son regard à lui. Et ses mots, qui s'étaient brisés à mes pieds comme une bouteille de bière qui te glisse des mains. S'en suivit une dégringolade de mon estime de moi, un repli sur moi et une obsession pour mes études.
« Je m'en souviens bien oui... » murmura Jamila, qui s'était elle aussi rapprochée de nous. Tu ne sortais quasiment plus, tu ne nous parlais plus tellement...
On pensait que tu privilégiais tes cours. Continua Judith.
Je suis tellement désolée... ajouta Charlène. Pourquoi tu ne nous en a pas parlé de ce type ? On l'aurait retrouvé, je lui aurais dit deux mots, moi à ce blaireau !
Putain c'est clair ! s'écria Jamila. Il aurait bien mérité deux trois coups de tatane ! Connard ! »
Un long silence flotta alors donnant à l'ambiance estivale un air de froid d'hiver. Je me sentis alors légère et apaisée. Je sortis tout ce que j'avais sur le cœur. Tous ces mecs que j'avais fréquenté, à qui je n'avais pas osé dire que j'étais vierge et que je larguais à chaque fois, pour éviter ce moment gênant. Moment que je fantasmais d'années en années, que je transformais en passage obligatoire à éviter. Cette première fois me hantait, me rongeait et plus les années passaient et plus mon angoisse augmentait. Hors de question de laisser le territoire de mon corps être dévoilé et parcouru par le regard, les mains, le corps d'un homme. Ou d'une femme. Car la question d'une potentielle homosexualité ou bisexualité, m'avait bien sûr traversée l'esprit. Mais dans ma tête, un homme ou une femme, ça ne changeait rien. J'étais terrifiée à l'idée de me dévoiler à nouveau, de me mettre à nue.
Les filles n'avaient pas trop su quoi me dire, elles étaient estomaquées. Aucune d'entre elles ne s'étaient doutées de quoique ce soit. Je jouais bien la comédie, pourtant je n'avais pas l'impression d'être tant que ça apte à cacher des choses. J'étais persuadée que mes ami.e.s savaient au fond que je mentais mais qu'iels n'osaient pas vraiment me le dire. Peu importe... J'avais dévoilé la vérité et alors tout -ou presque- devint clair dans ma tête. J'avalais la fin de ma bière et leur dis, sûre de moi, sûre comme je ne l'avais jamais été auparavant, je leur dis sur un ton fort et puissant :
« Je crois que j'en ai pas envie, en fait. Je veux pas perdre ma virginité. »
Charlène éclata de rire, mais son rire était nerveux et inquiet. Jamila lâcha un juron en me servant un regard halluciné. Judith fut la seule à acquiescer et à répondre : « C'est ton choix Mimi, c'est ton corps, ta vie. »
« Mais ! s'offusqua Charlène. Mais n'importe quoi là ! Elle peut pas ne pas savoir ce que ça fait que de baiser avec quelqu'un !
Je suis d'accord avec Chacha, ajouta Jamila. Qu'elle aime pas telle pratique ou qu'elle veuille avoir un seul et unique partenaire toute sa vie, on s'en fout. Mais ne jamais...JA-MAIS, savoir ce que c'est... »
Je la coupai et réagis vivement à ces remarques qui me blessèrent :
« Tu crois quoi, Jamila ? Que sous prétexte que je me suis pas tapée tout le voisinage, ma vie est un enfer, sans intérêt et sans plaisir ? En réalité, ce qui m'a rongé et pourri la vie c'est pas de ne pas avoir couché avec quelqu'un, c'est la honte, la culpabilité, la sensation de ne pas être normale... De ne pas être comme les autres. Et j'aurais dû en avoir rien à foutre ! C'est moi qui décide qui je suis. Pas vous, pas les autres et encore moins des inconnus ! »
J'étais hors de moi. Les filles n'en croyaient pas leurs yeux et moi non plus. C'est comme si un énorme poids, soudain, soulageait mon corps en s'échappant. Dans mon esprit, cette légèreté se fit aussi sentir.
« J'ai rien à prouver à personne à travers ma vie sexuelle. Baiser n'est ni un devoir ni une obligation. J'ai fini par m'y faire et vivre sans, et en toute honnêteté, là maintenant tout de suite, je réalise à quel point ça me passe au dessus de la tête. J'ai 40 piges, j'ai tenu jusque là et ce qui m'a accablé c'est la honte que je ressentais vis-à-vis des autres. Pas le fait de ne pas cumuler les plans cul... »
Les filles baissèrent les yeux, à la fois gênées et perturbées. Elles s'excusèrent du bout des lèvres. Il fallut que je me justifie pendant plusieurs heures pour qu'elles finissent par comprendre et par me soutenir. Je ne voulais pas faire l'amour, peut-être changerai-je d'avis un jour mais à ce moment précis et au fond de moi, je le savais. Je ne voulais pas. C'était mon corps, c'était ma décision et je ne laisserai plus jamais personne penser à ma place, décider pour moi et juger mon choix.
J'étais vierge, et alors ?
je découvre et j'apprécie,,,
· Il y a plus de 2 ans ·Patrick Gonzalez