Tête à Queue
Robert Arnaud Gauvain
Allez, c’est reparti, me revoilà avec elle, enfin avec toi. Sacrée Machine. Tu peux pas te passer de moi, hein, c’est plus fort que toi, tous les deux-trois mois ou deux-trois ans, faut que tu me rappelles et qu’on remette ça : le dîner dans un petit resto de TA connaissance exclusivement, comme si je ne bouffais que dans des fast-foods aux odeurs de graillons, à côté de la poubelle et face au vigile ? Si tu me connaissais encore mieux que tu ne prétends le savoir, tu saurais que c’est pas mon genre la restauration rapide, ni même la restauration tout court. Ronger mon os seul comme un chien à son écuelle au milieu de la meute des couples et des familles, ça ne constitue pas pour moi un loisir. Quant à ripailler à plusieurs, encore faut-il pouvoir être plusieurs. En fait, les seules fois où je dîne dans un restaurant, c’est avec toi… Que veux-tu, au brouhaha jovial de ces salles mal aérées, je préfère encore souper en compagnie du marronnier télévisuel des terribles famines africaines et asiatiques. Assister au calvaire des affamés, cela m’aide à digérer et me motive pour finir ma soupe, faisant plaisir à mamie. Alors comme tu n’as pas confiance en moi, c’est toujours toi qui choisis, comme c’est toujours toi qui renoues. En prenant soin, premièrement, de laisser un laps de temps raisonnable entre nos entrevues et parfois nos entrejambes, deuxièmement, d’ éviter toute forme de sentimentalisme dans le message que tu laisses invariablement sur ma messagerie électronique ou mon répondeur, des fois que ta prose ou que ta voix puisse trahir une quelconque émotion, agrémentant le texte d’ un prétexte bidon pour me forcer à, troisièmement, prendre mon téléphone pour te joindre, te donnant l’illusion que c’est moi qui, n’y tenant plus bien sûr, rendu fou par l’ Absente, craquerais le premier. Le but de ces grandes manœuvres étant assurément de prévenir tout danger d’attachement ou de malentendu amoureux entre nous. Franchement, tu serais contente d’apprendre que cette fine féminine manipulation a brillamment réussi à au moins cinquante pour cent… Surtout ne change rien et continue à me faire marr(in)er.
Mais ce soir, c’est un peu particulier : nous ne sommes pourtant qu’ au premier soir de nos premières vacances scolaires. Cet après-midi encore, tu travaillais, moi je dormais. Pour consentir à me recontacter si vite, battant par là ton record « d’empressement » à me revoir, c’est que tu dois avoir atteint le fond du gouffre. A t’ abaisser si bas, tu touches forcément le fond. Comme je te connais encore mieux que tu ne prétends le croire, tu dois encore déprimer à l’ approche – très proche cette fois- de la quarantaine, comme tu déprimais déjà à l’ approche de la Sainte-Catherine, puis de la trentaine, puis de la trente-cinquaine, la trente-sixaine, la trente-septaine, la trente septaine-et-demie et quelques autres… pardonne-moi de ne pas avoir tenu le compte exact de tes états d’ âme. Vu leurs différences et leur fréquence, devrais-je dire états d’ âmes ?
Enfin, je ne vais pas me plaindre, c’est toi qui invite mais c’est moi qui régale mes papilles pendant que tu discours sur des banalités qui me sont si peu familières qu’elles passent comme le paysage à la fenêtre d’un train à pleine vitesse. Les sujets de conversation défilent. Sitôt aperçus, sitôt oubliés, place au suivant. Vivement la sortie de l’établissement et l’entrée en gare, tout le monde descend. Moi, un seul sujet me préoccupe : t’as beau être déprimée, ce soir t’es particulièrement… bon allez, on va penser séduisante pour pas être grossier, en même temps, on s’en fout, c’est pas comme si tu m’entendais, hein ? Ce petit décolleté que je m’efforce de ne pas lorgner, est incontestablement le clou de la soirée, et ce regard de braise légèrement brillant de désespoir me retourne le ventre et pourrait presque me faire tourner la tête si je ne savais la garder au même endroit que mes pieds. Il n’ y a pas de contestation possible : tu n’es jamais aussi désirable que lorsque tu es dépressive, j’espère égoïstement que ta guérison psychologique attendra encore quelques temps parce que ce soir, tu m’en ferais presque oublier la Belle. Par cette réflexion, je t’accorde que je suis à la fois malotru avec toi et inconstant avec elle. Néanmoins, si pour la goujaterie je plaide coupable, pour l’inconstance j’ai des circonstances atténuantes : toi tu es là, physiquement devant moi. Elle, elle doit dîner avec mari et enfants sans penser à moi. C’est toi qui occupe la place, donc presque toutes mes pensées en cet instant. Tu es bien en face, et pourquoi pas disponible (encore que lorsque tu déprimes, c’est tout l’un ou tout l’autre : soit c’est la chaste froideur la plus frustrante, soit une bonne vieille thérapie par le cul ). Etant donné mes bonnes dispositions, ce serait dommage de ne pas rentabiliser tout ce capital-confiance engrangé depuis le début de notre soirée. Moi je t’aime, pardon, te désire en femme geignarde… Euh, de quoi parlait-on, déjà ? Pas boulot, j’espère ? Je n’ai pas trop suivi, j’ai tellement d’ autres problèmes, mon pessimisme me conduit à penser que ce soir débute les congés, c’est donc la fin de mon arrêt-maladie, le début des vacances, donc bientôt la fin du repos auquel j’ai pris goût. Il me semble difficile de renouveler cette période chérie, mon médecin et Psytruc me cernent de leur bonne conscience et leurs certitudes dans le but unique de me remettre au turbin. Je sens la vraie dépression à ma porte, cette fois ! Mais je ne me rendrai pas sans combattre.
Subitement, le tintement délicat d’un verre en faux cristal me fait émerger de mes divagations intérieures, je comprends qu’ on -enfin tu surtout- parlais de tes angoisses. J’ai intérêt à rattraper au vol tes propos pour arriver à mes fins inavouables, saisir à bras le corps la conversation avant que tes hanches. Je t’ écoute et opine du chef derechef, professant d’un ton sentencieux des vérités absolues, des paroles subliminales signifiant hypocritement que je participe et m’investis dans ce genre de joute verbale à l’ unique visée d’ investir dans une toute autre sorte de duel qui lui ne sera pas à fleuret moucheté.
C’est le moment stratégique pour prendre ta paume dans la mienne. Maintenant toute la technique consiste à faire passer ce double message dans le regard, l’ attitude, le contact, la pression et des petites interventions hésitantes et timides:
1. Je m’intéresse à toi, plus que te tendre une oreille attentive, je sais, bien que je m’ en défende par réflexe de protection, t’ écouter, te comprendre en compatissant sans jugement, sans fausse pitié, parce que je suis finalement sensible à tout ce qui t’émeut et te touche. Je te connais comme personne, là, ici, tu sais que je suis exclusivement pour toi, à toi. Et ce que tu me dis face à face, sans artifice, est à quelques doigts - puisque nous sommes main dans la main - de m’ atteindre et me blesser. Il suffirait d’un rien. Ma carapace, cette armure que je porte pour dissimuler mes fêlures et ma sensibilité, se craquelle à ton contact. Je suis troublé que cela transparaisse, je n’ai pas l’ habitude d’une telle honnêteté. En serrant fort ta main dans la mienne, en baissant les yeux, redevenu humble, loin du minable arrogant que je jette aux autres, toi seule approche ma vérité, et ce pouvoir que tu as et qui semble te redonner le sourire me bouleverse, car malgré moi mes sentiments, mon attachement pour toi, sont sincères.
2. Bon, on baise maintenant ?
Le titre vaut de l'or et le texte reflète bien certaines réalités :-)
· Il y a presque 13 ans ·ysabelle