Tête de noeud

Scythe Crow

Eric glissait la souris sous divers onglets afin de passer le temps. Il devait travailler mais ce boulot ne lui apportait rien. De plus, monopoliser le réseau avec ses vidéos lui donnait une grande satisfaction. Déjà il imaginait ses collègues pester contre la lenteur de chargement des pages. Jamais personne n'avait pu le prendre en flagrant délit, il savait convaincre qu'il vaquait à de plus productives préoccupations. Un véritable travail au bout du compte.


Il sortit de son box au moment de la pause, pour aller boire son café matinale. Il n'était pas clope et pour tout dire, l'haleine de certains l'indisposait. Il vit une personne devant la machine et sa belle humeur s'évanouit à cette vue. Non seulement il devait attendre sa boisson et aller s'obliger à dire bonjour et donc être poli mais en plus il fallait que l'homme en face de lui soit ce ridicule Antoine, surnommé tête de noeud. Ce dernier était connu dans la boîte, non pas pour son ambition ou quelconques qualités mais pour son improbable collection de cravates, toutes plus immondes les unes que les autres. Chaque jour il en portait une différente, si bien que jamais quelqu'un ne l'avait vu porter deux fois la même et vu son temps d'activité, c'était très certainement un record. Une collection de merde, vous me direz, tout le monde en a plus ou moins une. Mais cet homme était devenu la risée de l'entreprise, jugé pour son goût déplorable. On le sentait blessé par les remarques méprisantes, pourtant il ne réagissait pas. Il se contentait de vous fixer dans les yeux et de finir de vous rendre mal à l'aise après vous avoir donné envie de vomir devant ses couleurs criardes.
Antoine, c'était l'idiot du village, les cols blancs en plus et la verdure en moins.


Eric grogna un bonjour minable sans même le regarder. Surtout, ne fixe pas sa cravate, se répétait-il intérieurement. Si tu commences à poser tes yeux dessus, c'est fini.
Il ne cherchait pas à savoir si on lui avait répondu, il repartit à son bureau, le gobelet brûlant à la main. Il se sentait lamentable de réagir ainsi mais il ne pouvait prendre ce type au sérieux. Et il n'avait jamais rien dit d'intéressant. Il existait sans être là. Pourtant si un jour il disparaissait, on s'en rendrait compte immédiatement.

Les jours passèrent. Et Antoine disparu bel et bien. Bien que personne ne se préoccupait de lui, tout le monde remarqua la joie s'écouler de leurs yeux, trop heureux de ne plus souffrir d'un outrage vestimentaire. Au début personne ne s'en inquiéta. Après tout, il n'était plus tout jeune et n'avait pas l'air d'avoir toute sa tête. On l'avait surement mit à la porte. Chacun fut satisfait de cette conclusion.

Les semaines s'écoulèrent. On commençait à oublier l'employé criard. Un évènement rappela brutalement son existence. Eric avait reçu un colis. En l'ouvrant il s'aperçut qu'il s'agissait d'une cravate. Plus laide qu'il ne pouvait l'imaginer. A bande verte et jaune et recouverte de motifs roses. Bien qu'une torture pour son regard, il était curieux de comprendre l'intention de l'expéditeur. Il remarqua un mot, agrafé à la repoussante.
En caractères minuscule, l'on pouvait lire :

Essayez-là, s'il vous plaît. C'est un cadeau.


Le lendemain, les bureaux restèrent fermés. On avait retrouvé un homme pendu.
Personne ne comprenait. Il n'avait jamais manifesté un comportement suspect ou fait l'état d'une déprime prolongée. A leurs connaissances, aucun problème personnel n'entachait sa vie. Alors, pourquoi ?
Sa découverte, moment dramatique, fut entaché par un détail grotesque et familier :
L'utilisation comme outil de mort d'une immonde cravate.
Chacun savait de qui elle venait. Personne ne comprenait ce que cela signifiait pour eux. Et ils n'eurent plus de mépris pour Antoine, la tête de noeud disparu. Seulement de la crainte.

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