The City that Knows How
pichouboy
Emiliano a peur des hommes qui éternuent fort. Il aime croquer des pommes et courir sans raison ; il aime l'odeur de l'herbe fraîchement coupée et celle des fraises trop mûres.
Emiliano marche souvent seul le long de la voie de cable car. Les innombrables touristes ne lui adressent quasiment jamais la parole. Emiliano est beau mais il ne le sait pas, alors il ne retient pas ses sourires. Lorsqu'une étrangère lui sourit en retour, il n'en ressent aucune fierté.
Emiliano a treize ans et il se sent déjà vieux. Une douleur lancinante le ronge. Son cœur est une fleur fanée ; il erre dans les rues de San Francisco, triste et solitaire, car il veut oublier, se racheter. A chaque promenade, il rumine, il ressasse. Il revoit la scène, il se rappelle leurs yeux pleins d'effroi. Ils ont tellement peur qu'ils ne tremblent même pas. Lui n'a pas peur ; il souffre car il sait. Il sait que sa vie a basculé et qu'il est condamné à errer.
Emiliano se souvient de cette chaude après-midi, de ce samedi de mai. Memorial Day... Pour sûr, il se rappelle. Il se rappelle qu'il est resté assis plus d'une heure près du stand du glacier, à contempler le ballet des cornets bicolores, sous les rires sonores des petits enfants. Evidemment, il n'y aura pas pour lui de sorbet framboise-limonade, mais il se sent bien, à l'ombre du parasol.
Au bout d'un long moment de flemme, il décide de remonter Market Street, pour humer le parfum des poulets rôtis devant le Zuni Cafe. Puis, assoiffé, il part boire à la fontaine de Lotta, sans même se demander si l'eau est potable.
Arrivé au terminus d'Embarcadero Center, Emiliano longe la voie de cable car. De nombreux vacanciers attendent sur le bord, pour prendre la photo du siècle. Un couple est assis sur un banc. L'homme rappelle à l'ordre son jeune fils qui joue avec des pigeons. L'enfant leur jette des miettes de biscuits et observe les volatiles avec une excitation grandissante. Il les fait fuir de quelques mètres en criant « Pigeons ! Pigeons ! » et il les rejoint au pas de course. On peut voir dans ses petits yeux noirs une véritable fascination.
Emiliano ne s'en soucie guère. Il veut, lui aussi, jouer à effrayer les pigeons ; cela l'amuse beaucoup. Alors il fonce. Et les pigeons s'envolent de l'autre côté de la voie, abandonnant pour de bon l'enfant et ses biscuits.
Le père appelle le fils. Le fils appelle les pigeons. « Chéri, reviens. Le cable car arrive. »
Emiliano entend la cloche du tram. Elle résonne plus fort que d'ordinaire.
« Pigeons ! Pigeons ! »
Tout est si rapide, si douloureusement simple : l'enfant traverse la voie et le cable car traverse l'enfant.
Et tous ces cris, et ces larmes. Et trop de lumière autour.
Emiliano n'a pas su réagir à temps. Les freins et les hommes aussi ont crié trop tard. Des centaines de gémissements et une vie de moins. Emiliano s'enfuit avant l'arrivée des secours.
Depuis sept ans, il erre coupable dans les rues de San Francisco. Il se déplace sans cesse pour oublier qu'il n'a pas su bouger. En chemin, il prend soin d'éviter les biscuits et les pigeons.
Emiliano a peur des hommes qui éternuent fort. Lorsque la nuit est trop fraîche, il rentre chez son vieux maître qui ne le caresse plus. Il se couche alors dans sa niche crasseuse, il finit par s'endormir mais il ne rêve pas.