Total Recall
Deborah Savadge
Je t'ai toujours appelé l'Américain. Pas vraiment par originalité, tu es vraiment Américain. Mais pas seulement pour ça. Aussi parce que tu portais en toi autre chose que ton simple prénom. Tu portais en toi l'immensité du Midwest, la naïveté légèrement moralisatrice des gendarmes du monde et le magnétisme de Brooklyn. Je t'ai tout de suite appelé l'Américain, même si on s'est rencontré à Paris et même si tu es aussi Cubain. Et l'homme le plus incroyable que j'ai jamais connu.
Quand je parlais de toi je disais « avec l'Américain, on est allé au Centre Pompidou et on a ri comme des enfants dans le Jardin d'hiver de Dubuffet ». « Avec l'Américain, on a fini par s'embrasser, après beaucoup de bières et de sous-marins et de mauvais films en vidéo ». Et la première fois que tu m'as embrassée, tu m'as embrassée comme dans les films américains. Un baiser furtif où nos lèvres se sont à peine touchées. Quand je parlais de ce baiser, je racontais comme j'avais essayé sans succès de t'imposer mon French kiss. Je disais « j'ai voulu fourrer ma langue dans la bouche de l'Américain, mais rien n'y a fait. »
On s'est rencontré à Paris, donc. Mais après quelques mois de baisers avec la langue, de nuits courtes et débats passionnés avec vue sur Montmartre, tu es parti. J'ai dit « l'Américain est parti. Parfait et parti. » Et je ne me suis pas remise de ton départ. Pas remise de ton absence. Alors quand j'ai pu partir à New York, je suis partie. Je suis venue. Même si tu ne me l'avais pas vraiment demandé.
Et on s'est revu à New York. Un coffee shop anonyme de Bushwick en pleine après-midi. Un vieux film français à l'Anthology Film Archives où tu t'es endormi. Un cocktail hors de prix au bar du Bowery hotel. Je me souviens de chacune de nos rencontres. Comme un éternel premier rendez-vous. Un rendez-vous qu'on essaie de perpétuellement prolonger d'un dernier verre. Et la fascination sans cesse renouvelée. Je sais, pourtant. Je crois que tu ressentais la même chose que moi. Cette incroyable connaissance de l'autre. Reconnaissance de soi en l'autre. Cette attirance d'une violence inouïe. Cette obsession. Tu étais mon double. Tu étais la personne que je préférais. Celle qui comptait le plus. La seule qui comptait. Pourtant. Pourtant tu as trouvé un boulot à Détroit. Et tu es parti vivre à Détroit. Et tu ne m'as pas proposé de te suivre. Moi, je suis restée à New York. Sans toi. Et sans toi, je ne comprenais plus ce que je faisais là. La ville devenue énigme. Labyrinthe. Prison. J'avais deux jobs pour payer mon loyer exorbitant dans un Williamsburg qui s'embourgeoisait déjà. Et je savais que le jour où j'arrêterai d'être serveuse dans cet horrible restaurant français, je perdrais mon visa et devrais quitter le territoire sous quatre semaines. Je n'ai pas pu te suivre à Détroit.
Je ne t'ai pas suivi à Détroit.
Le plus simple aurait été de se marier, mais tu ne me l'as jamais proposé.
Et aujourd'hui, quand je remonte Wooster street, ce n'est pas ta main que je tiens. C'est la main de mon second mari. Avant mon second mari, il y a eu mon premier mari. Et avant mon premier mari, il y a eu toi. Il y a toujours eu toi. Sur l'étiquette des chemises que mon second mari essaie chez Opening Ceremony, je lis Est. 2002 et je réalise que cette boutique n'existait pas quand je vivais à New York avec toi. Non pas avec toi, pour toi. Je réalise que cela fait quinze ans. Quinze ans que ce n'est plus toi. Et que c'est pourtant toujours toi. Quinze ans que je te cherche dans chaque aventure. Dans chaque histoire d'amour. Mon second mari n'a rien à voir avec toi. Rien. C'est sûrement pour cela qu'il est mon mari et que tu ne l'es pas. Qu'il me tient la main en plein Manhattan comme tu ne l'as jamais fait. Qu'il a déjà réservé la voiture avec laquelle nous irons demain à Long Island comme tu me l'as promis plusieurs fois, sans jamais le faire. Quinze ans.
Et quinze ans plus tard, sur la pelouse de Prospect Park avec mon second mari, je n'arrive toujours pas à supporter New York. Je suis déjà revenue des dizaines de fois. Et des dizaines de fois, c'était comme ça. Impossible sans toi. La ville lourde et chargée de toi. De ton silence. Du sentiment d'être passé à côté de quelque chose de grand. A côté de toi. A côté de tout. Alors j'invente des excuses. Je blâme la ville vampire qui se nourrit de l'énergie de ses habitants. Mais la vraie raison c'est toi. C'est toujours toi. La vraie raison c'est que chaque lieu que j'ai connu avec toi est imprégné du souvenir. Et que tous les autres sont emplis de ton absence. Et que la vue de la skyline depuis Dumbo, pourtant aujourd'hui métamorphosée résonne encore du son de ta voix. Quinze ans après.
Alors j'essaie. J'essaie d'éviter les endroits qui me feraient penser à toi. Même après quinze ans.
Je ne peux pas aller avec mon second mari me promener à Sutton Place pour chercher les traces de Limonov. Je ne peux aller avec lui à Battery Park ni à Greenpoint. Alors tous les matins, avec mon second mari, je prépare soigneusement notre itinéraire. Je ne peux pas laisser le hasard décider que nous allons traverser Alphabet City où tu m'as embrassée sauvagement. Il y a quinze ans. Je ne peux pas laisser le hasard me mener jusqu'à Harlem où tu m'as un jour montré le brownstone de ton enfance.
Mais il suffit de presque rien pour sombrer de nouveau. Tellement peu de chose pour être plongée dans le tourbillon du souvenir. Du souvenir cent fois ressassé. Mille fois rejoué. Réinventé. Quinze ans. Le souvenir est une fiction. Je t'ai perdu de vue mais tu vis toujours dans ma tête. Tu vieillis avec moi dans la vie parallèle et forcement parfaite que je nous ai construite. Une vie qu'aucune réalité ne peut égaler. Qu'aucun mari, ni celui-là ni un autre, ne peut espérer bouleverser.
Tu te souviens. Tu te souviens de Coney Island. Cette journée de novembre que nous avions passée ensemble à traîner sur les planches de Brighton beach. Ce soleil d'hiver, froid et blanc. Le sable devenu cendre et le grand huit, une menace. Alors, même si c'est l'été et que les attractions sont ouvertes, je n'irai pas à Coney Island avec mon second mari.
Dans la ligne Q qui file bruyamment sur le Manhattan bridge, mon second mari me tient encore la main. Pendant qu'il regarde, médusé, le Brooklyn bridge, je repense à nos virées à vélo jusqu'au bout de la nuit. Et à ce pont en particulier. Manhattan bridge. Et sa piste cyclable d'où la ville se donne sous un angle inédit. D'où l'East River ressemble au Mékong, d'où les usines de Brooklyn narguent Stuyvesant town. D'où le Williamsburg bridge en majesté semble réconcilier deux vieux rivaux. Ce pont qui nous donnait toujours la même sensation de puissance et d'invincibilité. Comme si la ville se soumettait à notre histoire. Comme si le monde nous appartenait. Mais le monde ne m'appartient plus. Et je ne prendrai pas de Citibike avec mon second mari. A la place, je traînerai sûrement avec lui et tous les touristes sur les planches pourries du Brooklyn bridge, en apesanteur au dessus des voitures. Uniquement parce que nous avons toujours été trop snobs, toi et moi, pour le faire.
Mais on ne pourra pas faire que des balades. Il faudra visiter des musées, aussi. Tu vois, je suis venue cent fois au Guggenheim. Et j'aimerais repenser indifféremment à ces cent fois. Ou mieux, ne pas y repenser du tout. Etre dans l'instant. Mais je ne sais pas ce que ça veut dire ni comment faire. Et quand nous allons au Guggenheim avec mon second mari, je ne voudrais penser qu'à ce que nous voyons, ensemble. Je voudrais vivre ce moment pour ce qu'il est. Mais c'est toujours à cette unique fois que je pense. Cette fois où je suis venue avec toi. Il y a quinze ans. Et quand je touche machinalement les murs blancs et doux de l'atrium, se dessinent encore sous mes doigts les tatouages de ton bras droit. Cryptiques. Brûlants.
Cette nuit, dans notre chambre du Standard, je ne regarde même plus la vue depuis l'immense baie vitrée qui surplombe la High Line. Mon second mari dort depuis des heures et je tombe sur une rediffusion de Total Recall. Images d'un Détroit futuriste et dévasté.
Détroit, je pense à toi. Je repense toujours à toi.
Au cœur de l'intrigue du film, la société Rekall se propose d'implanter des souvenirs « plus vrais que nature ». Et je me demande si c'est vraiment ça l'avenir. Si la demande grandissante va être de se créer les souvenirs d'une vie qu'on n'a pas eue. Pour moi, ce serait plutôt la possibilité d'effacer les souvenirs d'une vie qu'on ne peut oublier. D'une vie qu'on ne pourra jamais avoir.
Vraiment bien écrit ... J'aime beaucoup. Les souvenirs sont porteurs de vents nostalgiques, tout de même...
· Il y a plus de 7 ans ·lodine