The walking Dead.

flolacanau

Anselme ne détestait pas son voisin, mais ce n'était pas significatif : Anselme ne détestait personne. Pour autant, il prenait soin d'établir une certaine distance pour contrebalancer cette proximité géographique gênante. Un mur de séparation, même pas porteur. Du vulgaire "placo" qui ne laissait aucun doute sur les goûts musicaux dudit voisin, pas plus que sur ses problèmes gastriques. Fort heureusement, les parois s'avéraient efficaces pour les odeurs.

Le voisin d'Anselme était une sorte de jeune actuel : le pantalon au milieu du cul, la casquette à l'envers, la main en visière en cas d'éclaircie, et son apport au monde était quantifiable en décibels. Un petit con, quoi, comme la plupart, oscillant en musique électronique et rap philosophique du style « wesh, malgré les problèmes, j'ai pas oublié d'où je viens » etc. la partie inexplorée du cerveau était, quant à elle, brouillée par la chicha. À en juger par les fréquents déclenchements du détecteur de fumée, il devait régner un fog londonien mâtiné de Jamaïque dans son studio. Anselme s'imaginait être une sorte de vieux con raté et asocial pour son voisin. Il s'en accommodait avec une certaine fierté, frappait contre la cloison en guise de télécommande de volume, et si cela ne suffisait pas, sortait l'attirail de crise : Boules Quiès et corne de brume. Il trouvait cela ridicule, mais faire respecter son territoire implique parfois de quitter de sa zone de confort et d'adopter un comportement régressif.

Bon an, mal an, un équilibre s'était établi , où chacun s'étant bien assuré d'être le con de l'autre, se saluait néanmoins brièvement dans le hall sans échanger la moindre considération météorologique. Ils savaient tous deux qu'en cas de crise cardiaque ou de manque de sel, l'autre n'interviendrait pas Anselme ne détestait pas son voisin, donc. Il pestait de temps en temps, et se ravisait, sidéré par la place qu'une personne aussi insignifiante pouvait occuper dans son cerveau. La société misait sur la jeunesse. Lui, n'aurait pas parié un Kopeck dessus. Appartenant à la génération précédente, déjà peu encline au génie, il assistait à la décrépitude du monde par le biais de son écran. La seule solution qui lui apparaissait viable contre la connerie était le repli. Il s'y employait, choisissait des lieux déserts pour se balader, et pouvait passer une semaine entière sans décrocher un mot à l'exception du petit mot à la caissière du supermarché.

Pour rester en accord avec sa vision du monde, Anselme devait faire preuve d'un ascétisme monacal sans l'excuse de la divinité. Comme nombre d'individualistes, il fréquentait assidûment les réseaux sociaux et se montrait même bavard quand l'envie le prenait. Du bout de la souris, il arpentait les murs numériques où chacun affichait ses zéros et ses uns. L'humanité lui apparaissait monstrueuse, fascinante, immonde, hilarante, tentante et repoussante tout à la fois. Chacun témoignait de l'intérieur de sa grotte, et l'inconscient collectif se repaissait de tout, engloutissait le racisme ordinaire, le trait d'esprit, les quinze kilos perdus, les printemps pluvieux, avec le même appétit conjonctif. Voilà, l'humanité, c'était ça. Cet agrégat obèse et polymorphe. Tant que la bête restait numérique, contenue dans sa cage, il n'en craignait pas les griffes ni les morsures, mais de la savoir chaque jour lâchée dans la nature Anselme en frissonnait. Compte-tenu de l'impossibilité humaine de vivre ensemble sans aliéner son prochain, de la surpopulation, des frustrations et des colères qui s'entrechoquent, le zoo lui apparaissait comme le seul choix possible, et puisqu'il ne pouvait enfermer les autres, il avait forgé sa propre cage.

Anselme ne détestait pas son voisin, non. Il n'était que le produit irréfléchi de la bête, un pâle avatar , un zombie… Il interrompit sa rumination matinale… Oui, voilà, un zombie. Nous sommes tous déjà morts, écervelés, et pourtant nous continuons de remuer dans l'illusion d'une vie. Anselme écrivit un statut facebook à propos de son aversion pour les séries mettant en scène des morts-vivants, lut quelques phrases tirées du néant, puis se déconnecta pour vérifier l'épaisseur des barreaux de sa cage.

  • Anselme me fait penser à mon père qui ne supportait pas la musique que nous écoutions mes frères et moi sur un lecteur de cassettes ... ce qui caractérise la musique des jeunes c'est justement qu'elle insupporte les vieux et je confesse être allergique au rap ... quand on est fan de Coltrane de Mingus et de bien d'autres ça me semble aller de soi ....bref Anselme ne deparerait pas dans le K

    · Il y a presque 8 ans ·
    Jef portrait

    Jean François Guet

    • La musique n'est qu'un argument ici... l'autre qui s'insinue chez soi . Y a t-il plus agaçant ? J'ai voulu réaliser un portrait minute qui m'a pris un peu plus finalement ;)

      · Il y a presque 8 ans ·
      Avatar 500

      flolacanau

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