The weary king
walkman
Quelques uns toussotent, d'autres traverses tout seul ces allées de chaises et de tables en bois les bras chargés de pintes, certains sont en train d'attendre que les WC se libèrent pour libérer leur vessie, un peu sont lessivés et les bras croisés sur leur assise, ainsi sont-ils. Mais un seul est tourné vers eux, perché sur un tabouret, sous un spot arrangé pour lui. Le vieux Gary a toute l'expérience du monde et des années derrière lui à répéter cette scène, à écumer les tavernes de ce genre, sa guitare comme écu. Et quand les toussotements se font chasser par l'attente du commencement, Gary Van Zant redevient le petit garçon de ses débuts. La même âme lourde, et le petit diablotin hissé à son épaule qui chuchotent la peur au tympan. La vieille botte droit Dr. Martens tapant sur le sol...
Il commence par quelques mesures d'arpèges, de petits sons qu'il convient à tous d'aller chercher tant elles se promènent dans l'ambiance comme de minuscules petites fées que le plus insignifiant bruitage pourrait avaler. Mais les gens sont sages, sages et pieux, Gary Van Zant n'est plus n'importe qui, les gens revenus à l'âge de l'alcoolique troglodyte sont des avertis. Ils ont traversé les campagnes, et les retraverseront ensuite, et s'ils n'ont pas pesé les kilomètres, c'est parce qu'ils savent combien les fées sont précieuses. Quelques uns ne respirent plus, d'autres n'osent déposer ce qu'ils ont acheté au bar, certains se retiennent, un peu sont redressés et l'ouïe affûtée. Ainsi resteront-ils.
Les petites fées résonnent sur ces premières mesures, brassant l'ambiance pour y préparer la voix suave qui va venir les accompagner. Et la voix franchit le mur du trac, elle est parfaitement positionnée, harmonique avec les fées, douce avec les avertis ; puis, décuplée par le microphone, les emporte tous, les désempare, les lave, les traverse pour des kilomètres de photos souvenirs de campagne verdoyantes, d'anciens amours inachevés, d'amers regrets chantant dans d'aigres insomnies. Cette voix les rend triste. Ils sont venus pour être tristes. Inexplicablement, ils viendront encore sans compter les distances pour remercier Gary Van Zant, en lui offrant ce culte silencieux.
Ce que la voix vibre et que la bouche articule, ces verbes aux significations interdites, cela se donne à ce qui était finalement attendu. Quelques sanglots picotent, d'autres traversent les yeux, certains sont poliment contenus, un peu sont mouchées. Ainsi soient-ils.
Cela fait des années que Gary Van Zant traverse les kilomètres de campagne pour libérer ces sortilèges et ce que les avertis ignorent - peut-être - c'est que la tristesse qu'ils cultivent est celle du vieux Gary. La nostalgie de sa vie, de sa fille, de sa femme, et de tout ce qu'il a perdu et qu'il fredonne sans lassitude. Sans cela, sans envoyer ces fées et ces verbes ensorceler le petit monde troglodyte, il n'aurait jamais pu tenir. Ici, dans l'espace éclairé du spot, saturé de fumée et de musique, Gary a rencontré le havre qui le rapproche de ce qu'il veut rejoindre. La tristesse qui s'en échappe est un partage, l'aider de forces anonymes à supporter un temps qui ne s'écoulera jamais suffisamment rapidement. Il libère la fiole qui le maintient droit malgré tout le poids. Il n'a jamais rien à redire à la douleur qui l'écrase. Il chante. Alors ils l'écoutent et ils l'aiment. Cela ne sera jamais assez pour rendre les drames supportables, mais au moins, Gary entrevoit le sens des choses. Il sait pourquoi ce n'est pas encore à son tour d'être la petite fée avalée par le grand bruit d'une mort certaine.
Aux dernières mesures, quand l'auditoire a déjà choisi comment applaudir, Gary redoute que le moment de quitter la grande scène ne soit pas encore arrivé. Il craint que lorsque ses dernières arpèges s'éteindront, les applaudissements ne fassent qu'avaler les petites fées qui lui ont été amputées et qu'ils ne le laissent redevenir un roi éreinté de n'être plus qu'un simple sorcier impatient que les kilomètres de temps apportent finalement la fin de son triste sort.
En attendant, il traversera d'autres campagnes en revoyant les photos souvenirs de son ancienne vie. Quelques unes se fanent, d'autres traverseront tout, certaines attendent d'être à nouveau évoquée, un peu ont été définitivement oubliées. Ainsi furent-elles provoquées.
Gary Van Zant tient encore le coup. Il se dit que cela fait toujours quelques fées de plus qu'il n'aura plus à laisser s'égarer.