Tic Tac

georges

Synopsis :

"La différence entre le suspense et la surprise est très simple. Nous sommes en train de parler, il y a peut-être une bombe sous cette table et notre conversation est très ordinaire, il ne se passe rien de spécial, et tout d'un coup, boum, explosion. Le public est surpris, mais avant qu'il ne l'ait été, on lui a montré une scène absolument ordinaire, dénuée d'intérêt. Maintenant, examinons le suspense. La bombe est sous la table et le public le sait, probablement parce qu'il a vu l'anarchiste la déposer. Le public sait que la bombe explosera à une heure et il sait qu'il est une heure moins le quart - il y a une horloge dans le décor ; la même conversation anodine devient tout à coup très intéressante parce que le public participe à la scène (...). Dans le premier cas, on a offert au public quinze secondes de surprise au moment de l'explosion. Dans le deuxième cas, nous lui offrons quinze minutes de suspense" - Alfred Hitchcock

Prenons le maître du suspense au mot et remplaçons la table par une poubelle.  Pour que l’exercice soit amusant, plaçons cette poubelle dans un carrefour particulièrement vivant et fréquenté : il y a là une école, un arrêt de bus, une librairie, un café, un chantier tout proche, un bar, etc.

Et maintenant, animons tout cela.  Nous faisons donc connaissance avec un ouvrier amateur de bière et de formes féminines, avec un enfant qui se rend seul à l’école pour la première fois, avec un cinquantenaire avide de magazines de bandes dessinées, avec un clochard friand de biscuit aux pépites de chocolat, avec une fumeuse qui apprécie sa dernière cigarette et un noctambule aux prises avec son goût pour l’alcool et ses reflux gastriques perturbateurs.

On n’imagine pas tout ce que ces passants peuvent jeter dans une poubelle : un mégot de cigarette, un emballage de biscuit ou de magazine, une canette de bière et même le contenu d’un estomac qui a subi les attaques répétées de saveurs alcooliques.

Et au cœur de tout cela : cette bombe enfouie dans la poubelle qui observe ce petit monde qui s’agite.  Quand explosera-t-elle ?  Qui frappera-t-elle ?  Pourquoi lui ou elle, elle et pas lui ?  La bombe est-elle aveugle ou consciente de ce qu'elle fait ? Réponse et dénouement au prochain épisode.

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Il ne se pose pas de questions. Il reçoit les ordres, il exécute.  Juste une petite main de l’organisation.  On lui dit de poser le colis dans la poubelle du carrefour, il pose le colis dans la poubelle du carrefour.  On lui dit : « Agis de nuit », il agit de nuit.  Pour être efficace, il censure ses propres pensées.

Un coup d’œil à gauche.  Un coup d’œil à droite.  Pas de témoin.  Il dépose le colis bien au fond de la poubelle.  Recouvre le tout avec le deuxième sac.  Quitte les lieux.  Sans se retourner.  Sans presser le pas.  Un fantôme.

***

Le carrefour est maintenant piégé.  Le mécanisme amorcé.  La bombe va pouvoir déverser ses vagues de fer et de feu…

Quand ? 

Quelle sera la cible ?

*** 

A peine deux heures après avoir été chargée, la poubelle reçoit de la visite.  Un noctambule éméché sort du Hula Hoop, le bar tout proche. 

Il a abusé de Gin Bombay.  Sa chemise sue l’alcool et les paillettes.  Ses Ray Ban reflètent encore la bouteille aux accents bleu turquoise.  Il tangue comme une chaloupe sans gouvernail.  Sans un bruit.  Juste les talons qui claquent à contretemps.  Même pas un rire d’ivrogne.  Juste une haleine chargée qui siffle avec l’effort de la concentration.

Il bute contre le caniveau.  Les lunettes noires glissent, tombent et cassent net sur le bitume.  Le corps s’emmêle dans ses mouvements.  La chute semble proche.  Il se rattrape in extremis au bord de la poubelle. 

(Tic Tac)

Il s’accroche, tend les bras et… vomit un torrent de gin mêlé de sucs gastriques et de bile.  Le liquide lui arrache la gorge et éclabousse le cuir de ses mocassins. 

(Tic Tac)

Il relève la tête et la nuque repart en avant, un long jet de bile lui explose la bouche.  Il manque même s’assommer sur le tranchant de la poubelle.

(Tic Tac)

Elle sort à son tour du Hula.  Elle aussi a son compte.  Mais, en vraie Cubaine, elle s’est démontée la tête aux Mojitos.  Elle a la descente raide et un foie en béton.  Elle le récupère qui glisse dans la flaque de vomi, le colle sur ses épaules et arrête un taxi en maraude.  Malgré l’ivresse et avec la grâce qu’elle mettrait à danser la salsa.

Les deux fêtards embarquent dans la voiture jaune et noire.  Le chauffeur démarre lentement, de peur de salir ses sièges.

***

Dans la poubelle, malgré le mélange acide qui coule sur la bombe, le mécanisme compliqué continue de tictaquer comme si de rien n’était.  L’heure n’a pas encore sonné.

***

Il a dix ans.  Aujourd’hui, c’est jour de rentrée.  C’est la première fois où il va à l’école, seul, comme un grand.  Il est descendu du bus au carrefour, comme maman le lui a appris.  En attendant que le bonhomme devienne vert, il a ouvert son Petit Lu au chocolat.  Le temps de sauter sur les lignes blanches du passage pour piétons – pas sur les noires sinon c’est pas du jeu -, le gamin a englouti le biscuit fourré.  En se frottant la bouche, il jette l’emballage dans la poubelle juste après le feu rouge…

(Tic Tac)

… remarque que son lacet est défait.  S’agenouille…

(Tic Tac)

…renoue les deux brins du tissu, le lapin dresse ses oreilles, fait le tour de l’arbre et rentre dans son terrier…

(Tic Tac)

… et court à toutes jambes quand il entend la sonnerie de l’école.

***

Dans la poubelle, la bombe semble épargner les enfants.  Du moins, pour l’instant.

***

De l’autre côté de la rue, le clochard a observé le gamin balancer son emballage dans la poubelle.  Il connaît cette marque de biscuits.  Le chocolat laisse toujours des petits résidus dans les replis du papier argenté.  Les petits cons jettent ça sans savoir qu’ils loupent le meilleur de la dégustation, lécher les miettes cacaotées et les laisser fondre sur la langue.

Il traverse la route à son tour.  Son cabas brinquebale derrière lui, les roues mordant ses chevilles, manquant le faire tomber à chacun de ses pas.  Il n’est pas assez rapide.  Le feu devient rouge avant qu’il n’atteigne le trottoir en face.  Les automobilistes pestent derrière leur volant, font corner le klaxon, fuser les bras d’honneur.  Un téméraire frôle le vieux débris dans un nuage de poussière.

Il atteint les pavés rassurants du trottoir.  La poubelle lui fait les yeux doux.

(Tic Tac)

Il tend la main dans le tas de déchets et attrape l’emballage convoité…

(Tic Tac)

Il ne remarque pas l’odeur de vomi qu’exhale la poubelle…

(Tic Tac)

…ni le passant qui se pince le nez en voyant ce vieillard saliver sur un emballage de biscuit.

***

La bombe se dit qu’il doit y avoir un dieu pour les clochards.

***

A 50 ans, il aime les choses simples.  Peu importe ce qu’il ne comprend pas : les gadgets électroniques, la techno, les affaires étrangères, les cheveux décolorés, les hommes politiques, le marché du pétrole, la bourse, le retour de la minijupe, le prix Goncourt, le reggae, le freinage ABS, le Tour de France, les élections présidentielles, la téléréalité, les recettes de cuisine, les films de vampire, la pornographie, les chanteurs à la mode, les réformes de l’Etat, la théorie de la relativité, l’affaire Clearstream, les mangas, l’iPhone, les femmes politiques, Michel Houellebecq, les subprimes…

Pourtant, chaque mercredi, il entre dans la librairie du carrefour.  Pour acheter LA revue qu’il dévore de la première à la dernière page.  Spirou Magazine.  Il est friand de bandes dessinées, de gags en une planche, de strips en trois cases, de cowboy qui-tire-plus-vite-que-son-ombre, de groom aux aventures exotiques et de petits lutins bleus.  Chaque semaine, à la même heure, il entre dans la librairie.  Saisit le magazine emballé sous plastique.  Le paie avec un sourire à la libraire.  Sort.  Déchire le plastique. 

(Tic Tac)

Le jette dans la poubelle…

(Tic Tac)

… ouvre le Spirou….

(Tic Tac)

… et commence à lire en marchant…

****

La bombe se sent à l’étroit.  Si elle avait des bras, elle se retournerait comme on se retourne dans son lit. 

***

Elle a trente-quatre ans et sort la dernière cigarette de son paquet rouge et blanc.  Elle regarde la photo qui sert d’avertissement dissuasif sur le carton.  Deux poumons noirs de goudron cette fois-ci.  Et la célèbre phrase « Fumer tue » qui parachève le tout.  Elle sourit.  Écrase le paquet en une boule informe.  La balance dans la poubelle qu’elle vient d’atteindre.  Elle se pose un instant.  Allume ce qui sera sa dernière clope…

(Tic Tac)

… tire de longues bouffées…

(Tic Tac)

… grille le tabac jusqu’au filtre.  Écrase le mégot sur le rebord métallique de la poubelle…

(Tic Tac)

Elle vient d’arrêter de fumer.  Juste ici.  A ce moment précis.  Elle laisse derrière elle ses mauvaises habitudes.

***

Peut-on être bombe et non-fumeur ?

***

Il a très peu de temps pour manger.  Une demi-heure depuis le moment où il quitte le chantier, crotté de peinture et de ciment.  Dès qu’il pose sa truelle, il court à la boucherie Sanzot.  Ses lourds godillots résonnent quand il enfile l’escalier de l’esplanade.  Arrivé à hauteur de la tête de bœuf qui marque l’étal du boucher, il commande un sandwich-boulettes-moutarde-cornichon.  Paie avec le compte exact de monnaie.  Attrape le papier graisseux blanc et rose.  Repart à toute blinde, chemin inverse.  Il dévore pendant la course, à grandes bouchées voraces.  Jette l’emballage à l’aveugle, dans une poubelle anonyme.  Freine devant l’épicerie du carrefour. 

Il choisit sa canette de bière.  Toujours la même marque, toujours au même endroit.  Il paie de nouveau avec la monnaie exacte, qu’il sort de sa salopette bleue.  Il quitte l’épicerie.  Se plante, dos au mur, à l’intersection des deux rues.  Il lui reste vingt minutes. 

Il dégrafe l’opercule…

(Tic Tac)

… déguste sa bière à petites gorgées gourmandes et…

(Tic Tac)

… observe les jeunes femmes passer.  Robes, jupes, bas, collant, cache-cœur et chemisier échancré, c’est l’été indien.

(Tic Tac)

Il se remplit les yeux de formes féminines.  Effleure un sein.  Caresse une fesse.  Remonte le long d’une jambe.

Il termine sa bière, qui finit sa course dans la poubelle.  Et repart en courant vers le chantier qui l’appelle.

***

La bombe préfère la bière au gin Bombay.

Suite au prochain numéro...

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