STRANGE FISH - 1
gordie-lachance
Les arbres du Sud portent un étrange fruit,
Du sang sur les feuilles, du sang aux racines,
Un corps noir se balançant dans la brise du sud,
Étrange fruit pendant aux peupliers.
Lewis Allen, Strange fruit.
Chanson interprétée par Bilie Holiday
Première partie
LE CORPS
Caddy déposa sa canne contre un cyprès chauve, presque aussi vieux et tordu que lui, et s'assit en serrant les dents. Cela faisait plusieurs jours que ses rhumatismes s'étaient remis à lui faire mal. Durant toutes ces années, l'humidité insidieuse qui régnait autour du marais avait patiemment pourri ses articulations. Mais ici, au moins, il avait la paix. Les moustiques et les alligators n'étaient pas les compagnons dont les gens rêvaient pour passer un dimanche en famille.
Caddy avait la peau dure, et il pouvait sentir un alligator arriver à trente pas. Sans compter qu'il était si maigre et si imbibé de bourbon qu'il se sentait de taille à dégoûter le plus vorace des reptiles. Il cala son dos contre une racine et lança le fil dans l'onde mouvante. Le bouchon de liège, qu'il avait effilé au couteau et coiffé d'un petit morceau de chiffon rouge, tournoya quelques instants entre les lentilles d'eau, puis se redressa.
– Ces satanés poissons n'ont qu'à bien se tenir ! dit-il comme toujours lorsqu'il trempait sa ligne. Mais, cette fois, il s'agissait plus d'un rituel que d'un souhait véritable. Une façon de rompre un peu la solitude. En comptant ceux qu'il avait fait sécher au feu et les frais pêchés de la veille, il avait bien assez de poissons pour tenir une semaine.
Il resta longtemps ainsi, bougeant juste ce qu'il fallait pour ramener sa ligne quand elle allait se perdre dans les jacinthes d'eau ou quand, par manque de fond, le bouchon se couchait sur le côté.
Du temps de son vivant, le père de Caddy répétait qu'une seule heure de pêche suffisait à effacer les fatigues d'une journée entière de labeur. C'était sa phrase favorite, et il la mettait en pratique dès qu'il en avait l'occasion. Lorsque son travail à la plantation était terminé – il comptait les balles de coton remplies par les journaliers – et qu'on ne le trouvait pas dans son atelier, il était inutile de se fatiguer à le chercher. Il pêchait dans ces marais qu'il connaissait mieux que personne, mieux même que les braconniers qui avaient leurs coins à eux et ne perdaient pas de temps à en explorer de nouveaux, sauf quand ils y étaient contraints par les gardes ou les inondations.
Le père de Caddy était un homme taciturne qui ne gaspillait pas sa salive inutilement. Mais, quand il se mettait à parler du marais, sa voix devenait plus basse et ses yeux s'allumaient comme des phares. Après deux ou trois bières, il lui arrivait de parler plus bas encore pour raconter des histoires terribles et passionnantes. Caddy essayait alors de se cacher au plus près des adultes pour saisir ce qui se disait, mais on l'envoyait promener en le tirant par l'oreille ou en lui mettant un coup de pied dans le derrière. Une fois, cependant, au terme d'une soirée particulièrement arrosée où la vigilance s'était relâchée, il avait réussi à saisir des bribes de conversation qui s'étaient imprimées dans sa mémoire comme des marques au fer rouge.
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J'en suis bien content, attention la suite est longue !
· Il y a plus de 10 ans ·gordie-lachance
evidemment, s'il s'agit d'un roman! Il faudra que je m'en rappelle, quand j'aurais fini mes Louisiana Blues, pour ne pas me laisser influencer, je me jetterai sur ton livre!
· Il y a plus de 10 ans ·jasy-santo
J'espère qu'il te plaira, comme disait Gainsbourg c'est pas dégueu...
· Il y a plus de 10 ans ·gordie-lachance
Début intrigant, j'adore cet univers la que tu rends bien en quelques lignes! Merci
· Il y a plus de 10 ans ·jasy-santo