Tombée amoureuse

franz

nouvelle sur le thème de la passion

Derrière la fenêtre. Je guette. Sans bouger. Depuis longtemps. Mes jambes me font mal. Ma main droite s'accroche au rideau. Comme c'est long et ennuyeux ! Et inquiétant. C'est comme attendre le soleil, on a entendu qu'il viendrait, on regarde le ciel, on voit des rayons à travers les nuages, on supplie pour qu'il vienne nous réchauffer, mais il se fait désirer. Je soupire bruyamment, je me plains avec ma voix de dedans qui pleurniche en silence. Je respire fort comme si j'avais couru. On dirait un poney sauvage qui galope dans ma poitrine. Je pousse l'escabeau vers la fenêtre, grimpe les deux marches, pour voir le jardin en entier, le chemin qui le traverse, le parking où le soleil va arriver.

Flora est dans mes bras. Je lui dis : «Tu verras comme il est beau. En plus très gentil. Toi aussi tu vas l'aimer, mon bébé adoré. » Je la serre très fort, la couvre de bisous.

Tout à coup j'ai un doute, on est bien jeudi ? mais oui ! hier c'était le jour de la femme de ménage, Mme Salvi vient chaque mercredi matin, elle est sympa Mme Salvi, toujours de bonne humeur, elle aussi c'est un petit rayon de soleil.

J'entends le scooter du facteur, Alex va être là dans pas longtemps. Chaque jeudi, juste après le courrier, il apparaît sur le parking. Les sabots du poney tapent dans ma poitrine. Le facteur bondit de son scooter jaune comme Zorro de Tornado, il ouvre le portail qui gémit, traverse l'allée au petit trot en faisant hennir les graviers.

Il a disparu à présent, mais j'entends plong plong plong. Les journaux tombent dans les boîtes aux lettres. Flora, s'il te plaît, arrête de chialer, ça m'agace… surtout en ce moment, voyons…  J'allonge la tête à droite, je viens d'apercevoir le chat de la voisine du rez qui traverse le jardin. C'est Bambino qui découvre le monde et qui va chaque jour un peu plus loin. Aujourd'hui on dirait qu'il hésite à traverser la route… Attention jeune idiot ! Te fais pas shooter par une bagnole ! Il est tellement mignon avec ses taches noires sur tout le corps et sa petite tête polissonne. Décidément je ne comprends pas la voisine, elle dit qu'elle adore Bambino, elle dit qu'il est comme son enfant, mais elle le laisse sans surveillance ! Quand tu aimes vraiment quelqu'un, tu le serres très fort dans tes bras, comme moi avec Flora, pour l'empêcher de partir, ou bien tu l'enfermes dans une chambre, ou bien tu l'attaches. On attache bien les chiens et d'autres animaux, les chevaux et les chèvres par exemples. Finalement c'est une nouille cette voisine ! Je crois pas qu'elle aime vraiment Bambino.

Ça y est, le voilà. Oh là, oh là, mes yeux sont éblouis par sa lumière, j'ai mal aux yeux, j'ai le cœur qui s'affole. Arrête de cavaler comme un fou ! Tu prends le mors aux dents. Ton galop résonne dans mes tempes. Allons du calme ! ça me fait tourner la tête. Bien sûr que tu l'aimes ton Alex, tu l'adores en secret. Mais pas de panique, ton amour n'est pas une montagne infranchissable, il est juste immense, c'est tout. 

Je le regarde parquer l'auto bleue comme chaque jeudi matin depuis trois semaines. Il se débrouille drôlement bien pour dire qu'il vient juste de passer son permis. Je vois d'abord sa bottine noire dépasser sous la portière, ensuite son jean en velours, puis sa tête avec sa queue-de-cheval. Ça lui va bien la queue-de-cheval à Alexandre. Il déplie maintenant son corps tout mince, habillé en noir. Comme il est beau ! hein Flora c'est vrai ? Il porte un sac de cuir en bandoulière, ça fait drôlement chic, genre étudiant. Bon, il fume une cigarette, c'est pas terrible pour la santé, paraît-il, mais il est tellement classe…

Mes jambes tremblent sur l'escabeau. Je descends pleine de fièvre, cours, au passage j'enclenche la musique de la hi-fi très fort, c'est Sting, il l'adore, j'enfile les souliers rouges à talons qui traînent dans le corridor, je trouve que ça me va bien les hauts-talons, j'ouvre sans bruit la porte d'entrée de l'appartement, la referme doucement et me retrouve sur le palier.

Je suis de nouveau tout essoufflée, il y a des rigoles sous mes bras, je respire profondément pour essayer de calmer le poney dans ma poitrine. J'étouffe Flora contre moi, lui fais mal. Je l'aime tellement mon Alex, à la folie, ça veut dire que je ne peux plus rien contrôler, mes larmes, le frisson de mes jambes, le tremblement de mes talons, la grimace sur mon visage, le tourbillon dans mon cerveau…

J'entends la porte d'entrée qui s'ouvre. Juste après, Alex monte l'escalier, comme d'habitude quatre à quatre, pour se rendre chez son oncle et sa tante au 2e. Je reste bloquée sur le palier, je ne sais plus quoi faire, je me sens ridicule, idiote, comment c'est possible d'être folle d'un type de dix-huit ans ? Quelque chose cloche, est-ce que mon amour n'est pas trop grand, bizarre, peut-être interdit ?… Mais ce n'est pas moi qui conduis le poney, cet animal n'en fait qu'à sa tête, il me piétine le coeur, la tête, les yeux, les oreilles…

Tout à coup il est là devant moi. Surpris, souriant, hésitant, il arrête sa course, me dit bonjour Sophie, se penche pour me faire une bise. Je me sens pâlir, je chancelle, deviens écarlate, me cramponne à la rampe. Comment lui dire que mon amour est comme la mer agitée, plus fort que les grosses vagues qui bousculent tout sur leur passage, lui faire comprendre que...  lui montrer combien...? Je me sens mal, ma bouche est sèche, ma langue coincée dans une trappe, ma tête tourne, tourne… mes jambes sont en marshmallow. Je lâche Flora, mon bébé adoré, Flora, Flora ! qui tombe dans l'escalier, roule comme un chiffon, rebondit sur la pierre, s'arrête sur une marche. Non non ma chérie ! Je crie, sanglote, esquisse un pas, mon talon droit hésite, se tord, se casse. Je plonge la tête en avant, mes bras moulinent dans le vide et je chute sur les catelles du palier. Ma robe rose est retroussée sur mes cuisses, on voit sûrement mon slip, je pleure et gémis, j'ai les genoux et le cœur écorchés.

Alexandre est figé, mal à l'aise, ne sait pas quoi faire de ses immenses bras. Il tend les mains vers moi, mais je ne sais pas pourquoi il hésite autant.

On entend une voix crier dans l'appartement. C'est ma mère qui appelle. La porte s'ouvre brusquement.

« Oh ! voyons, Sophie, je t'avais pourtant défendu de mettre mes talons aiguilles ! Voilà ce qui arrive quand on veut jouer les dames à quatre ans ! Heureusement que vous étiez là Alexandre, pour l'empêcher de tomber plus bas. »

Elle se penche par-dessus la balustrade et elle ajoute « comme sa poupée ».

 

  • Bonjour vous, votre commentaire sur le dernier article (enfin pas le dernier j'espère) m'a invité à visiter votre page. Et je tombe (pas en vrai, heureusement) sur ce magnifique texte. Bon bin voila quoi. J'aime.

    · Il y a plus de 6 ans ·
    D9c7802e0eae80da795440eabd05ae17

    lyselotte

    • Comme c'est sympa, surtout de la part d'une plume que j'apprécie beaucoup. Ces derniers temps, j'ai déserté wlw, notamment pour cause de publication d'un recueil de nouvelles et de préparation d'un prochain. Amitiés.

      · Il y a plus de 6 ans ·
      26012013757

      franz

    • Hello Franz, j'avoue déserter un peu wlw aussi. Juste vecteur d'annonces et de lien vers mes autres activités littéraires. C'est bon de retomber sur nous, comme ça, au détour d'un Woody. ; )) Je relis mon commentaire d'en haut et me rends compte (punaise chuis grave) que j'ai oublié de dire que c'était sur Woody que je t'avais croisé ! quelle quiche !

      · Il y a plus de 6 ans ·
      D9c7802e0eae80da795440eabd05ae17

      lyselotte

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