Tonie - 1

enaelle

Le 1er épisode des aventures de Tonie...


Tout à l'heure, je marchais dans la rue qui grouillait de monde, j'étais partie intégrante de la fourmilière géante, plutôt satisfaite, vu la situation actuelle, d'être moi. Femme, 31 ans, citoyenne lambda d'un pays développé avec sécurité sociale et allocations chômage. Rien d'époustouflant, je le concède, mais quand même la paix (?), le ventre plein, le sommeil lourd.

Et puis, je suis passée devant le Monoprix. On aperçoit les caisses de dehors. D'ordinaire, je ne regarde rien ni personne, ni les caissières, ni les clients, ni les tapis roulants. Je m'en fous, d'ordinaire. Mais j'étais satisfaite d'être moi, et lorsque je suis dans cet état d'esprit, je vis l'instant présent, je suis Eckhart Tolle à fond, le monde me semble si beau, merveilleux dans sa banalité, alors je sens, je ressens, je vois car je suis. Rien ne m'échappe, je fais corps avec l'environnement.

  Et il était là.

Il tenait une brique de lait d'amande au chocolat à la main. Juste ça. Je me suis immobilisée sur le trottoir et les portes automatiques du magasin se sont ouvertes pour, me semblat-il, honorer ma présence, la sienne, notre rencontre, mon big bang intérieur, secret et silencieux. Mon regard est passé de ses mains à son torse, de son torse à son visage, et le sien, de regard, s'est planté dans le mien. Il a su que j'étais là. Il a su, évidemment, forcément, infailliblement, qu'il me plaisait. Il a payé et il s'est avancé comme au ralenti, comme à la fois anxieux et fébrile de bientôt me parler, d'entrer en contact avec moi. Et j'ai cru, vraiment j'étais persuadée, que c'était ce qui allait se passer, mais il m'a souri d'un sourire gêné, le pire du pire, et il s'est éloigné à grandes enjambées rapides. Comme dans un mauvais film romantique, le ciel s'est mis à déverser toute sa flotte, et si le pathétique avait un faciès, ce serait ma gueule à cet instant-là.

Toute la satisfaction que je pouvais avoir de ma petite personne s'est évanouie, remplacée par un sentiment d'amertume et de médiocrité. Je ne pouvais cependant pas me permettre de perdre le sens des réalités plus longtemps, et c'est trempée que j'ai repris sans élan le chemin du boulot. Je pensais : quel mec s'arrête au Monop' acheter du lait d'amande au chocolat avant d'aller au bureau? Je ne sais pas, j'imaginais qu'il devait aller travailler, il avait une chemise bleu canard et une cravate noire. Il était rasé. Il sentait le bois brut et les épices. Bon ok, l'odeur relevait du pur fantasme. Je supputais qu'il sentait le bois brut. Allez savoir pourquoi.

Sur mon bureau, la fougère agonise lentement mais sûrement. Jamais eu la main verte. Ma grand-mère l'avait, ma mère, ma tante, ma soeur...des générations de fées complices des plantes, mais moi non, bien entendu. Moi, je tape sur mon clavier, c'est ce que je sais faire de mieux, doigts agiles, souplesse du poignet, encéphalogramme plat. Pas ce matin, cependant. Ce matin, je pense à lui, le bel inconnu. Je sais déjà que je vais passer et repasser dans le coin en espérant que nos chemins se croisent à nouveau. Peut-être aurais-je alors le courage de lui adresser la parole...Si je le revois, ce sera comme un signe, l'univers qui veut nous réunir, alors à moi l'audace, le choix fou, l'impudence! Je suis une femme libérée, comme dans la chanson, bien que je ne sache définitivement pas changer un pneu. J'en suis là, le regard perdu au loin dans mon futur extraordinaire, romantique, électrique, quand Mélanie vient planter sa scandaleuse silhouette devant moi. Mélanie, y'a pas d'autre mot, c'est la bitch du bureau. Un corps toujours habillé à la limite de la décence et une bouche trop charnue, mielleuse et pleine de ragots. C'est ça Mélanie : un corps licencieux qui piaille trop.

- Alors Tonie chérie, on rêvasse?

Elle a couché avec le patron deux ou trois fois, rien qui le pousse au divorce naturellement, mais depuis la demoiselle prend des airs supérieurs. Alors qu'elle est comme moi : elle tape des comptes-rendus, des factures, des courriers, sauf qu'elle fait quinze fautes par phrase et que je dois repasser derrière elle. Invariablement. C'était ce qu'il m'avait dit, le patron:

- Mélanie est un bon élément et nous avons besoin d'elle, Tonie, mais vous devez repasser derrière elle avant de me soumettre les documents à signer. Invariablement. J'ai pas le temps pour ces conneries.

Je sais, c'est terrible, c'est offensant tellement c'est cliché, mais c'est ainsi qu'est parfois le monde et c'est ainsi qu'est Mélanie : belle et vulgaire, commère et stupide, mauvaise en orthographe et sûrement bonne au pieu. A sa décharge, c'est une pro des colorations. Ce qui m'évite de dépenser des fortunes chez le coiffeur. Et elle sait couper les pointes.

- Alors Tonie chérie, on rêvasse?

Mais je l'aime bien Mélanie. Les clichés, c'est rassurant et j'ai besoin de repères.

- J'ai eu un coup de foudre, Mel. Tu l'aurais vu! PAR-FAIT!

Sa bouche rouge sang s'étire démesurément, elle fait claquer bruyamment son chewing-gum et s'assoit face à moi.

- Raconte chérie...

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