Tonie - 2

enaelle

Quand Tonie s'essaie à la méditation, le souvenir de l'homme au lait d'amande s'impose instantanément. Mais ce soir, le passé refait surface...


Assise en tailleur sur mon canapé, emportée par une musique envoûtante dont les harmonies "s'accordent à celles de l'univers" (d'après le livret du cd...), j'essaie de méditer. J'ai lu, je ne sais plus trop où, peut-être dans Biba ou Femme Actuelle, que méditer, ne serait-ce que dix minutes par jour, avait de nombreuses vertus. Je sais que c'est vrai, je veux dire, ça ne peut qu'être vrai, mais est-ce que ça marche vraiment pour tout le monde? Parce que ça fait plusieurs jours d'affilée que je m'assois en tailleur sur mon canapé, et ce n'est jamais le vide qui me vient, plutôt un surplus éprouvant.

Allez, j'essaie encore une fois. C'est la régularité qui donne des résultats, il parait. Qui est l'homme au lait d'amande au chocolat? Quand aurais-je une augmentation? Ma dernière traite du canapé en question va-t-elle être rejetée? Est-ce qu'une teinture noir corbeau m'irait bien? Ça va peut-être me vieillir, non? J'aimerais bien me mettre à l'aqua bike...Que fait l'homme au lait d'amande au chocolat en ce moment? Est-il marié? Avait-il une alliance? Je ne me souviens pas avoir vu d'alliance...Il faudrait que je perde au moins cinq kilos...Ne serait-ce que pour me sentir au top si je le recroise. Si je le recroise, j'ose l'aborder, pas le choix. Quel régime serait le moins éprouvant et le plus efficace? Penser à faire un régime me déprime d'avance et déprimer me fait manger du chocolat. J'ouvre les yeux. Six minutes de pensées désordonnées qui ne m'ont pas apaisées du tout. Et une furieuse envie de chocolat à la clé. J'ai oublié de me concentrer sur ma respiration. Et si j'essayais pour contrer le besoin de sucre? Inspire...un...Deux..trois...Expire...Quatre...Cinq...six...

Bien sûr, je me suis levée et j'ai été chercher dans le placard la gourmandise tant désirée. Si quelqu'un pouvait me désirer comme je désire le chocolat...passionnément, furieusement, très fréquemment....

C'est un samedi soir comme je les aime parfois : calme. Je me suis préparé un super plateau télé, autrement dit frites + pizza + sorbet au citron + cookies banane-chocolat (régime : demain!) + tisane ventre plat (pour la bonne conscience), cinq ou six épisodes de "Crazy ex-girlfriend", cette série musicale déjantée où l'héroïne abandonne une brillante carrière d'avocate à New York pour s'installer en Californie, là où vit son amour de jeunesse, j'ai débranché téléphone fixe+portable+réseaux sociaux, et me voilà à tirer des plans sur la comète au sujet d'une idylle improbable, entre deux épisodes, la bouche pleine de ketchup et de fromage végétal. Mais il y a une chose que je ne peux pas débrancher : la sonnette de la porte d'entrée. Elle retentit brutalement, m'arrachant un cri d'étonnement au milieu d'un éclat de rire. Bon, je vais aller ouvrir, bien que je préférerais m'abstenir, mais c'est peut-être important.

Il se tient là, devant moi, les cheveux et les vêtements trempés parce qu'il a plu, encore. Est-il plus beau que dans mon souvenir? Pas vraiment, on a souvent tendance à idéaliser ceux qui nous quittent, non? Et puis, il a cet air tout penaud de "coupable qui s'en veut, si tu savais" que je lui connais bien. Bon ok, il est craquant. Est-ce qu'il m'a manqué? Oui, au début, et pendant un bon moment, un moment qui a duré, et si je veux être parfaitement honnête, parfois encore aujourd'hui. Mais ça fait presque deux ans maintenant, une éternité quoi. Est-ce que je suis contente de le voir? Je ne répondrai pas à cette question saugrenue. Mais pour qui se prend-t-il à la fin?

- Mais pour qui tu te prends?

Il demande s'il peut au moins entrer pour tout m'expliquer. Et se sécher au passage, il n'avait pas prévu le temps pourri et il a marché longtemps pour "venir à moi". Pff...pouvait pas prendre le bus?!

Presque à contre coeur (enfin, ça c'est ce que je lui laisse croire parce qu'en vrai, derrière la mine un peu embarrassée et blasée que je m'applique à afficher, je meurs d'envie de savoir ce qu'il a à dire), je m'efface pour le laisser entrer. Il inonde mon sol avec son manteau détrempé. Apparemment, c'était une pluie torrentielle et je ne me suis rendue compte de rien! Je vais lui chercher une serviette et un tee-shirt, un de ceux qu'il a lâchement abandonné chez moi en disparaissant. Il lève un sourcil en le voyant.

- Ah, c'est toi qui l'avait! Je l'ai cherché partout!

Salopard, va! J'ai presque envie de le jeter dehors, mais j'ai un rictus que j'espère méprisant en lui proposant à boire.Il veut bien une bière, si j'en ai. Bien sûr, j'ai toujours des bières. La bière, c'est un peu comme le chocolat : IN-DIS-PEN-SA-BLE.

Le temps de lui décapsuler une Kro, et une pour moi par la même occasion, de nous installer et je suis prête à entendre les absurdités qu'il a dû minutieusement élaborer. Non, parce que si Maxime prend la peine de sonner à ma porte, c'est qu'il doit avoir besoin de moi, et donc il va devoir se faire pardonner, si on part du principe que cet exploit soit possible. Parce qu'il faut savoir que Maxime, c'est six ans d'amour, dont cinq ans sous le même toit et un an à préparer un fastueux mariage, un vrai mariage de conte de fées. Maxime, c'est aussi et surtout une désertion du domicile conjugal à deux mois du jour J, pendant que j'étais au bureau, sans autre explication qu'un mot sur un bout de papier scotché à la vitre du micro-ondes : "désolé, je sais, c'est nul mais je peux pas".  Je passe sur les appels sur son portable auxquels il n'a jamais répondu, ceux passés à sa famille et à tous ses amis qui se sont montrés d'une loyauté sans faille (du coup, j'en ai perdu quelques uns au passage, des amis), les recherches sur facebook & co, tous les hôpitaux de France etc etc.

Donc, nous sommes là deux ans plus tard, dans ce qui fût notre salon et qui est désormais uniquement le mien, et je tremble de l'entendre, cet homme face à moi qui ne s'est pas départi, depuis tout à l'heure, de son air de chien battu. Qu'est-ce que j'aimerais que l'homme au lait d'amande au chocolat soit là pour me tenir la main!

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