Tonie - 4

enaelle


Une personne met 60 secondes pour savoir si une autre personne lui plaît. Il ne m'en avait pas fallu plus pour que l'homme au lait d'amande obsède mes pensées. J'avais rêvé de lui la nuit où Maxime avait dormi à la maison. Mon ex pieutait sur le canapé à moins de 5 mètres de moi et je rêvais d'un gars que j'avais aperçu, une ombre qui s'était détachée des autres ombres qui traînaient là sur le bitume. Il était assis sur une plage et il scrutait l'horizon. Il semblait attendre. Moi, j'étais à côté de lui, debout. Juste là à le regarder. Troublant. J'en avais déduis à mon réveil que j'étais prête à aller de l'avant.

Les jours qui avaient suivi, je m'étais appliquée à oublier l'inconnu, effrayée moi-même par la constance de mon trouble. Peine perdue. Combattez quelque chose et cette chose s'accrochera à vous comme une sangsue affamée. J'en avais reparlé avec Mélanie, qui avait affirmé que l'univers m'envoyait exactement ce dont j'avais besoin. Elle ne pensait pas que je perdais l'esprit, mais plutôt que je m'ouvrais aux signes, ce qui était selon elle une bonne chose. J'avoue que ça m'avait rassurée.

Ce matin, je me suis levée bien décidée à assumer ce coup de foudre complètement farfelu. Pendant deux secondes, je me suis trouvée légèrement pitoyable. Pff...s'il n'y avait que cette histoire tordue pour pimenter mes jours, c'en était bientôt fini de moi. Cette pensée déprimante m'était venue face au miroir de la salle de bains bien sûr, en découvrant ce reflet qui ne me rendait pas hommage : poches sous les yeux (arrivées avec la trentaine, s'estompent vers 10 heures du matin), teint limite cireux, mine chiffonnée...la grande classe! Mais fort heureusement, les artifices existent et après un bon coup de pinceau et un café noir, mon moral était déjà plus combatif. Allez, aujourd'hui, j'assume. Faut croire que Mel a raison. Je me suis arrêtée au Monoprix, je voulais forcer le destin. Peut-être était-ce un rituel pour lui de passer là le matin? Je n'y croyais pas vraiment, mais qui ne tente rien n'a rien, comme on dit...Est-ce que c'est un miracle, un coup du sort, ou (allez savoir, après tout, c'est peut-être un grand psychopathe) le début de ma perte? Quoi que ce soit, il est là.

Il est là, je pourrais le toucher si je tendais le bras. Il est extrêmement concentré sur la lecture de la liste d'ingrédients d'une boite de raviolis. Sûrement ce qu'il a l'intention de manger ce midi. Peut-être qu'il est allergique à quelque chose? Je sais pas moi, à l'exhausteur de goût E622, glutamate de potassium, parait que ça aggrave l'asthme et donne des maux de tête...Ou  aux produits laitiers, plus simplement, puisqu'il boit du lait d'amande au chocolat. Mais ce lait végétal était-il pour lui? Il aurait pu l'acheter pour quelqu'un d'autre...une femme par exemple....Ok, stoppe les élucubrations stériles, tend le bras maintenant Tonie, tend le bras.

- Excusez-moi...

Oh mon Dieu, c'est lui qui a tendu le bras, me bousculant légèrement pour attraper un pot de cornichons juste devant moi. Il sent bon. Le bois brut. Suis trop forte.

- Vous allez bien?

Ok, c'est à moi qu'il parle maintenant, et s'il me demande si je vais bien c'est que je dois avoir l'air d'une folle. Le problème c'est que si j'ouvre la bouche, ce sera pire. Je vais bégayer, ou avoir ma voix rauque des moments où je suis super mal à l'aise...Que faire, que faire, que faire?

- Vous avez le temps pour un café?

C'est moi qui ai dit ça? Ouaip. D'une voix plutôt assurée, bien que mes jambes tremblent. Il sourit. Photo : Visage fin, mâchoires bien définies mais délicatement, yeux un peu bridés, couleur noisette, nez étroit et droit, bouche hypnotique qui s'étire pour un sourire charmant, dents blanches, incisives légèrement plus pointues que la moyenne (ce qui lui donne un petit air dangereux captivant), fossette sur la joue gauche uniquement, rides d'expression qui rendent le regard vivant...Pas une beauté éclatante, une beauté discrète, solide, qui prend ses aises avec le temps. Est-ce que son sourire est gêné? J'ai l'impression. Je déglutis. J'me sens mal. Ça fait pas un peu longtemps que j'ai posé cette question saugrenue, totalement déplacée? Qu'est-ce qu'il attend pour répondre? Il se racle la gorge.

- Oh...je suis flatté mais...je ne peux pas. Désolé.

Et il tourne les talons. Il tourne le dos. Il retourne mon amour-propre et l'aplatit comme une crêpe. Orgueil qui s'enfonce lentement sous terre jusqu'à atteindre le noyau central ; fusion instantanée. Disparition de l'orgueil. J'ai la nausée d'un coup. Ce que je suis conne. Il disparaît au bout de l'allée, il a bifurqué sur la droite vers le rayon boissons. Sans se retourner. Je soupire longuement. Je dois me vider totalement de tout l'air en moi, je suis un ballon de baudruche, pffiiou et paf, je me ratatine au sol. Les autres pourront me piétiner, je suis un pauvre ballon tout dégonflé que personne ne remarque. A part les enfants si attentifs à leur environnement....

- Maman, regarde! La dame elle s'est allongée par terre!

La maman s'approche, me demande si ça va. Est-ce que je peux tomber plus bas que ça? Est-ce qu'on fait plus misérable que ça? Suis navrée pour moi-même tiens...Je bougonne, même pas envie de faire semblant, mais non je suis pas ivre, c'est bon, je vais reprendre consistance...Et là, contact électrisant.

Il pose sa main sur mon bras, m'aide à me relever. Il sourit, encore.

- Faut pas vous mettre dans cet état! Désolé, j'ai été très impoli. Toujours partante pour un café?

Note : retenir le coup de la serpillière. S'est révélé efficace.

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