Tonie - 5

enaelle


Il s'appelle Thomas.

- Et vous, comment vous appelez-vous?

- Tonie.

- Tonie...

- Antonia.

- Vous avez des origines italiennes?

Il a les yeux qui sourient. C'est pas si fréquent les yeux qui sourient aussi franchement, sans que la bouche ne s'y mette. On s'est assis à la terrasse d'un café et j'ai l'impression que toutes les nanas qui passent nous regardent en se disant : "ce mec ressemble à quelqu'un d'extraordinaire dont on ignorerait encore l'existence." Quelqu'un qui ne peut que sortir de l'ombre et nous éclairer tous. Impossible de le rater. Moi, c'est ce que je me dis.

- Non. Ma mère avait été folle amoureuse d'un italien lorsqu'elle était adolescente. Antonio. Je ne l'ai jamais connu.

Il hoche la tête comme si c'était absolument évident. Il ne demande pas pourquoi je l'ai abordé, ni ce que je fais dans la vie. Il ne demande rien. Il reste un moment, quelques secondes interminables, à me fixer comme s'il essayait d'obtenir des réponses sans poser les questions. Puis, il se met à parler. Il me raconte une histoire, il me fait voyager, comme ça, alors qu'on se connait pas. Il m'embarque dans sa fantaisie, parce que ça se sent tout de suite qu'il est fantasque, ça se sait à peine il ouvre la bouche. C'est pas une fantaisie embarrassante, c'est la fantaisie de ceux qui sont différents et que leur différence rend plus beaux, plus intéressants, plus attractifs. Moi, c'est tout mon corps qui me murmure que le charme opère. Je n'ai jamais rencontré un gars comme celui-là. Qu'est-ce qu'il dit? Il parle d'une montagne qu'il faudrait enfin se mettre à gravir, c'est un utopiste, il a des idéaux, il est vivant infiniment. Il raconte le soleil qui brille sur l'océan, les vagues qui sont puissantes, tout ce qui découle de nos rêves et tout ce temps qui coule sur notre peau, qui se superpose comme ça, en couches régulières....Trente ans, trente-et-un, trente-deux, trente-trois, trente-quatre...

- Et un jour, on arrive à quarante-cinq et on se retourne, et qu'est-ce qu'on voit? Un désert d'heures. Les heures sont comme des petits grains de sables, elles sont là qui te regardent, elles sont insolentes, elles semblent te rire au nez : "quoi? Me dis pas que tu nous as pas vues passer?"

Est-ce qu'il a peur de vieillir? Non, il dit, ce n'est pas ça. C'est ce qu'on fait du temps. C'est la façon dont il se grave en nous, les expériences, tout ce que nous sommes. Qu'est-ce qui nous constitue? Est-ce qu'on le sait un jour? Il veut dire, fondamentalement...

- C'est bientôt ton anniversaire?

Non, il répond, je ne comprends pas. Il n'est pas effrayé par la mort, il n'est pas effrayé par la certitude de n'être que lui, c'est simplement lorsqu'il regarde son fils, il se demande si les grains de sable ne sont pas ses ennemis.

- Donc, tu as un fils...

On a continué à parler et on a beaucoup ri, je me souviens pas vraiment de quoi, sûrement de nous, et puis il s'est penché au-dessus de la table et il m'a embrassée. C'était juste après que la serveuse soit venue débarrasser nos tasses de café qu'on avaient vidées depuis longtemps. On était assis là depuis une éternité. C'est surréaliste cette histoire, c'est ce que j'ai pensé quand ses lèvres se sont posées sur les miennes. L'homme me confie ses états d'âmes et, quoiqu'il puisse en dire, sa réticence à accepter sa condition de pauvre mortel, et il reste solaire. Il est certainement au bord d'une crise de la cinquantaine et il est lumineux comme c'est pas permis. Il précise qu'il a un enfant, si ça se trouve il est marié, il n'a rien dit là-dessus, et moi non plus, je préfère savourer la tiédeur de sa bouche et la malice de son visage qui s'éloigne très lentement du mien. Je me rappelle soudainement de ce garçon que j'avais rencontré sur le parking d'une boite de nuit, à trois heures du matin. Il m'avait défendue face à un lourdingue imbibé qui commençait à m'inquiéter sérieusement. L'histoire qui avait suivie n'avait pas été aussi romantique que la rencontre. C'était un jeune rentier très imbu de sa personne et dont la satisfaction à gagner beaucoup d'argent sans rien faire de spécial me donnait la nausée. Bon, j'étais plutôt jalouse de sa condition en réalité, surtout qu'il était terriblement radin. Mais courageux. Pourquoi est-ce lui qui me vient à l'esprit à cet instant si important, ce commencement de quelque chose? Je n'ai pas pensé à lui depuis belle lurette et Thomas ne lui ressemble pas. Ce sont ces deux rencontres. Différentes mais qui auraient toutes deux pu être une scène sortie d'un film romantique. Parfois la vie ressemble à une comédie romantique. Je ricane doucement. Pff..n'importe quoi!

- Qu'est-ce qui te faire rire?

Inutile de répondre, j'ai envie de prendre son visage entre mes mains et de l'embrasser encore, mais je me retiens, je trouve ça tellement intime, et on se connait pas vraiment, n'est-ce pas? Je baisse les yeux, je fais genre je réfléchis à la suite. Quelle pourrait être la suite?

- Et il se passe quoi ensuite?

Je lui souris. Je vais rentrer chez moi et prendre un bain chaud, c'est le jour de la semaine où je m'autorise un bain. Moussant, avec huiles essentielles. Un bain par semaine et ma conscience écologique est raisonnablement tranquille.

- Et est-ce qu'on se revoie?

Bien sûr, je réponds. C'est évident qu'on va se revoir très vite. On peut pas prendre un café, s'embrasser et puis ne jamais se revoir. Il est content, il a très envie de me revoir. Et puis, son téléphone posé sur la table vibre et s'allume. Avant qu'il ne l'attrape, je vois un visage de femme qui s'affiche et c'est écrit "bijou". Une femme blonde qui sourit de toutes ses dents bien blanches.



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