Tonnerre ou Miss Popop et le cucurbitophore

koss-ultane

          Tonnerre ou Miss Popop et le cucurbitophore

      “Pouh ! Et dire que nous ne vivons que pour ces journées !” pensa miss Popop.

     Le soleil avait donné plus que de raison dans le jardin du père Martin. Un brave bougre qui s’était fait sauter l’index et le majeur de la main droite lors de la première guerre mondiale en étant trop généreux sur la ration de poudre à donner à son Lebel. Pur jardinier, il n’avait que foutre de cette seconde peignée générale qui n’était qu’une resucée de l’originale. Eux, au moins, ne s’étaient pas fait enfoncer si loin.

     Plus encore au figuré qu’au propre, risible microcéphale à gros nez, Elia Tipian suivait toujours sa copieuse protubérance nasale. Minable, milicien, c’était un complet avorton qui faisait immédiatement penser à une erreur en même temps qu’au sens de l’humour douteux, mais toujours réjouissant lorsque cela tombait sur une ordure, que la nature pouvait manifester en certaines circonstances.

     Depuis le mont Sara, des Canadiens venaient d’arroser la rue du cottage à la mitrailleuse lourde. Cela signifiait bien que la guerre était quasiment finie et que les règlements de comptes et autres soldes allaient prendre la main. Elia savait pertinemment qu’il allait avoir maille à partir avec les résistants locaux. Il s’y était préparé et, bien qu’il eut balancé tout et n’importe qui aux boches, n’avait nullement l’intention de suivre des perdants en retraite. Les frères Tailleur, Robert et Edouard dit “demie-trique” à cause d’une nature vacharde avec l’excroissance érectile du monsieur, étaient ses cons joints depuis l’épidémie de peste brune. Adhérant plus au charisme débilitant du nabot haineux qu’à une amitié spontanée, les deux décérébrés profitaient de sa petite ombre et se sentaient affranchis de toutes les barrières qu’une société civile en paix plaçait en travers des aspirations délirantes de tels spécimens de bêtise. Ils faisaient régner la terreur et avaient l’impression de régner avec elle. Les trois cancres avaient cumulé assez de rancune contre le reste de la population pour torturer, livrer et dépouiller sans en éprouver autre chose que de la jouissance. Mais Elia avait senti le vent tourner et savait déjà qu’il ne quitterait pas son Tonnerrois natal. Il lui serait trop pénible d’être lui ailleurs. Qu’est-ce qui pourrait bien lui sauver la vie ? Balancer les deux burnes qui l’encadraient nuit et jour depuis presque quatre ans ? Non, c’était sa tête que les résistants voulaient en bout de pique. Une simple soustraction lui avait permis, en prenant en compte les hommes de treize ans à plus d’âge, de connaître les noms des maquisards du coin. Le troupeau de départ moins la cohorte des tièdes, des tués au front, des prisonniers et déportés de guerre, ceux qu’il avait refroidis ou fait refroidir, les miliciens, les morts naturelles, toujours impromptues en période de décroissance démographique sévère, et une liste égrainait treize noms de patriotes de la commune et du canton comme ses tortionnaires potentiels. Il les connaissait tous et tous le connaissaient. Il savait que la crainte qui l’habitait, depuis que les puissants d’hier avaient du mou dans les genoux, était fondée. La balle qui avait fracassé le crucifix au-dessus de sa tête de lit hier soir, quand il fermait ses rideaux, avait des relents de “bois de justice”. Il y avait dans ces treize là des teigneux qui n’arrêteraient jamais de vouloir sa peau. Elia décida donc de parlementer de façon informelle avec les autres. Une rencontre fut décidée en terrain neutre.

     Les résistants se terraient dans les quelques maisons du petit Béru, un hameau à la sortie de la ville, sur le flan droit des forces canadiennes basées sur le mont Sara qui le dominait côté route de Dijon. Le jardin du père Martin, peu avant la rue du cottage, la dernière de la ville, était l’idéale zone tampon avant que tout ne pétât et qu’il n’ait plus rien à leur vendre ni l’opportunité de leur faire croire. Excepté son petit pécule de charognard de guerre, sur un strict plan de la diplomatie active, il était une main devant une main derrière. Il ne lui restait alors que le grand classique, le point faible à toute situation tendue, la paranoïa. Il allait leur vendre ce à quoi ils ne s’attendaient pas, trop énorme pour les intéresser de prime abord mais qui ne pourrait que les interpeller.

     “Tiens ! Un début de brise… ah ! Non…” pensa déçue miss Popop.

     Les volutes de chaleur faisaient danser les cucurbitacées et les pieds de tomates dans le jardin de Martin soudainement très fréquenté par des gens d’armes en ces deux lisières opposées.

_ On m’a prêté beaucoup de crimes et délits alors que je n’en ai pas commis la moitié. Etrange, non ? Cela ne fait pas sonner une cloche dans vos têtes de héros ? Vous voulez ma peau, c’est logique. Mais si je suis ici, bien ici et pour toujours, c’est parce que vous voudrez savoir plus encore qui est la taupe qui vous a balancé les uns après les autres avec une telle constance que je m’étonne que, tous, vous me les ayez attribués sans jamais réfléchir au peu d’opportunité que j’avais de faire pression sur vos familles ignorantes de vos actions. Nous avons assez retourné vos domiciles et vos proches avec les vert-de-gris pour le savoir et en être persuadés.

     Chartet et Flandre se dévisageaient incrédules devant l’énormité de l’annonce en dépit de toutes les promesses d’imperméabilité qu’ils s’étaient faites. Elia souriait, content de son effet. Robert et “Demie-trique” étaient là, posés à côté de leur chef, et pour eux c’était déjà énorme. Valche qui s’était, depuis plus de trois ans, promis de buter ce troll infecte, avait du mal ne serait-ce qu’à se concentrer sur les propos qui s’étaient tenus dans le chaud potager de cette fin d’après-midi.

_ Une taupe chez nous !? Ah ! Foutaise ! Baliverne de sous-merde aux abois ! J’vais t’crever raclure de chiennasse et t’balancer au canal !

     Valche, éructant ses amabilités ou non, ne lâchait pas Tipian du regard qui, lui, ne quittait pas des yeux les pondérés Chartet et Flandre comme deux bouées de sauvetage du Titanic au moment du sketch du glaçon géant. Robert regardait tout sauf Valche et “Demie-trique” était ébaubi par le prunier des Richard qui donnait ces grosses prunes violettes en quantité incroyable et que seules les guêpes honoraient pour l’instant sous l’œil torve de lapins en clapiers.

     Les résistants, les petites victoires s’enchaînant, se sentaient invincibles et investis d’une mission de curetage des tumeurs de la société. Ils s’y employaient avec un zèle qui confinait à la haine pure bien que les plus soucieux de leur image s’en défendissent en exécutant sommairement leurs ennemis d’hier, lorsque leurs palmarès avérés de salauds n’étaient pas assez éloquents, au motif qu’ils avaient choisi le mauvais camp et puis c’est tout. La seule idée qu’une taupe, qui allait bientôt se couvrir de gloire à leurs côtés, ait bouffé dans les deux gamelles leur était insupportable.

     Un des leurs, un leurre. Personne ne dormit cette nuit là au campement commun avec les Canadiens dans les bois de la Chappe. Tous se défendaient d’y croire mais plus personne ne se regardait de la même façon et chacun de repenser où était qui lorsque untel avait été pris par la milice ou les doryphores. Trop tard, la morsure avait été faite par le pire serpent local. Le venin, essence même de la paranoïa, appelé “doute”, se distillait dans les esprits et les souvenirs. Les pires, les atroces, ceux où l’un d’entre eux n’était jamais reparu ou bien était tombé à leurs pieds en pleine cavalcade sous la mitraille au cours de ces accrochages avec l’ennemi dont on ne savait jamais s’ils étaient fortuits ou ourdis.

     La seconde rencontre avec Tipian avait été prévue pour le lendemain. Valche, mâchoire serrée, ne cessait de caresser sa compagne de quatre ans, une mitraillette noire avec laquelle il grisonnait de concert. Allongé au pied d’un sapin, ses yeux vifs sautaient d’un compagnon d’arme à l’autre. Les sourires avaient disparu. Les réjouissances, devant le retrait progressif et inexorable des Allemands, n’étaient plus d’actualité. Le silence relatif de la nuit parlait pour eux et leur criait à tous la même déclinaison infernale : traître, trahir, trahison, trahis. Comme les trois derniers mots sonnaient étrangement étrangers soudain mais, par un contraste obscène, comme le premier résonnait subitement terriblement français, commun, familier… proche.

     Miss Popop, elle, n’allait que très rarement en ville ou ailleurs. Elle avait les deux pieds dans le même sabot aurait dit n’importe qui de sensé. Elle parlait peu, entendait tout mais ne répétait rien, ce qui l’excluait de fait du cercle des commères du quartier. Aux belles saisons, à peine se faisait-elle remarquer par une fleur discrète de-ci de-là.

     La seconde rencontre avait lieu au même endroit. Même chaleur écrasante qui donnait l’impression que les tuteurs flottaient au-dessus d’un potager devenu mirage. Valche, la mâchoire plus soudée que jamais et la mitraillette pointée exactement là où il avait envie de faire jaillir des tripes, se tenait un demi-pas devant Chartet et Flandre. Lourde symbolique. Elia et ses diminués se tenaient, adossés à la ville, de l’autre côté du jardin. Tout était semblable à la première entrevue à ce détail près que le brave père Martin était là, toujours aussi sourd et à ses travaux, le dos tourné, en train d’arracher à la main les mauvaises herbes dans les haricots. Valche désirait férocement faire de même mais à la sulfateuse, modernité galopante des temps de conflits oblige.

_ Alors, ce nom ?

_ Alors, cette assurance-vie que vous devez me fournir ? Je pense qu’elle prendra la forme d’une lettre cachetée chez un officier de la nouvelle justice qui s’instaure en nos rues. A la moindre contrariété ou bavure, vos prometteuses carrières de héros de la nation se verraient ternies par des révélations preuves à l’appui que l’un d’entre vous était l’un des nôtres depuis le tout début. Evidemment, le statut de résistants sous couverture ayant noyautés la milice doit nous être attribué rétroactivement à tous trois.

     Elia souriait en lisant embarras et fatigue d’une mauvaise nuit sur les visages des deux négociateurs mais évitait de regarder Valche qui ne demandait qu’un prétexte pour lui pratiquer l’ablation des viscères. Robert et “Demie-trique” souriaient, pour être au diapason de leur nain meneur sans très bien comprendre pourquoi, et, bien que ce fût leur tâche première, esquivaient tout contact visuel avec Valche et sa menace automatique clairement dirigée. D’un regard, Flandre et Chartet surent que cette position était intenable.

_ Alors nous ne saurons jamais et aurons toujours une menace au-dessus de nos têtes ?

     Flandre ne put s’empêcher de sourire devant l’énormité de la proposition. Maintenant Chartet savait et prit la parole posément.

_ Ce qui est difficilement acceptable en temps de guerre est absolument intolérable en temps de paix.

     Le père Martin se racla la gorge bruyamment ce qui fit sursauter tout le monde à l’exception de Valche qui ne cillait pas. Les tailleur commençaient à se liquéfier et leurs déglutitions devenaient pénibles. Le sourire d’Elia virait au jaune.

_ Ce qui veut dire, messieurs les héros ?

_ Damoclès dans tes fesses, pauv’ avorton ! éclaira Flandre avec classe.

     Maintenant Valche souriait en comprenant le refus de ses camarades. Un dénommé Martin, ancien poilu, glaireux, passa entre les deux trinômes face à face. Il but à sa gourde puis s’agenouilla entre eux pour ausculter ses tomates et en rattacher ses ficelles presque aussi lâches que les collabos. Il égraina soudain un chapelet de flatulences déflagrantes et…

_ Pouah ! Par le grand salsifis, quelle horreur !

     … jura devant la pestilence de sa dernière création. Il tâtait une à une les tomates. Les six paires d’yeux voletaient sur les trois visages ennemis puis se fixaient sur un faciès hostile avant de reprendre leurs chemins de ronde. Le vieux jardinier se releva péniblement puis libéra la place. Les mains s’étaient à peine crispées sur les armes que le pépé fermenté était déjà de retour dans l’allée centrale en chantonnant, deux énormes arrosoirs en bout de bras.

     Miss Popop sentait que cela venait. L’achèvement de toute une vie, sa raison d’être. L’ennemi devait être repoussé. Mûre, elle se sentait partiellement mûre.

     L’arrosage conduisit le vieil homme vers le bas du terrain mais devait à terme le faire revenir sur ses pas dans une logique toute jardinière. Les six hommes le savaient et tacitement avaient compris que tout serait fini avant son retour.

_ Mourir maintenant serait idiot de votre part et faire courir un risque au père Martin déraisonnable.

     Elia pensait que c’était là ses dernières paroles lorsqu’à sa grande surprise Chartet acquiesça.

_ Allons plus loin ! Je me sens capable d’extraire tout le pus de notre petite société sans victimes innocentes.

     A peine allaient-ils entreprendre une transhumance vers la scierie en bout de jardin qu’une détonation déclencha un déluge de fer et de feu. La fidèle et caractérielle compagne de Valche n’avait pas failli. Allongés dans les coloquintes, les Tailleur étaient partis pour un immonde meilleur. Flandre avait une balle dans le bras mais ne bronchait pas. Chartet n’avait rien d’autre qu’une vision de cauchemar devant lui. Valche avait envie de s’excuser. Dans son empressement il avait été peu précis. Le père Martin était allongé dans les cassis et gueulait qu’il s’était pissé dessus. Les trois héros fixaient le même point comme si l’adversité perdurait au-delà des brumes de poudre brûlée. Toujours debout, le corps de l’ordure en chef pulsait des jets de sang par sa carotide gauche jusque dans les haricots à quelques mètres. Soudain, le corps, au lieu de s’affaler, se baissa et ramassa consciencieusement sa tête, se la carra sous l’aisselle, puis marcha vers le bas du jardin sous les regards éberlués des maquisards. Ainsi fit-il quelques pas avant d’être abattu d’un coup de pelle en pleine poitrine par le “papyniériste”, sous-titré d’une bordée d’injures.

_ Qu’est-ce qui piétine mes haricots c’con là ! Où qui s’croit l’épouvantail à moineaux ! Au voleur ! Au voleur !

     Miss Popop était soulagée et, oserait-elle l’avouer, avait joui de cette bruyante éjaculation.

_ Mais qui c’est c’con là ?!

     Le vieil homme se baissa mais ne reconnu pas le milicien, liche-train des Fridolins.

_ C’t’ordure d’Elia Tipian ! On va vous aider à tout remettre en ordre père Martin ! tonna Valche à son vieux voisin.

     Le doyen sourit en découvrant la présence des trois gars.

_ En voilà des vilains fruits dans mon jardin ! se réjouit paradoxalement le jardinier, devant les cadavres des Tailleur, les jambes encore toutes flageolantes de s’être copieusement baptisé la salopette pendant qu’il pissait en lousdé derrière les framboisiers.

_ Avec vot’ pétarade j’ai les ourlets qui baignent !

_ Désolé père Martin ! s’excusa Chartet qui lui donna une tape de réconfort.

_ On va vous débarrasser d’ces trois engeances !

_ Oui, ces similis doryphores sont bien trop près de vos patates !

     Ils rirent nerveusement tous les quatre.

_ Un p’tit canon les gamins !?

_ C’est de circonstance ! répondit Flandre.

_ T’es blessé, tu devrais peut-être t’abstenir ? s’inquiéta faussement Valche en lançant un coup d’œil complice à Chartet qui souriait déjà en attendant la négation Flandrienne.

_ Puh ! Tu parles ! C’est rien ! Y m’a chopé dans l’gras ! Le coude n’a rien et j’m’en vais te l’prouver pas plus tard que c’tantôt.

     Le père Martin était promptement de retour avec quatre verres et une boutanche de contrebande que les Frisés n’auraient jamais pu débusquer dans sa cave puisqu’elle n’y avait jamais foutu ni cul ni goulot. Ils nettoyèrent les chaises métalliques d’un coup de casquette puis s’assirent fourbus autour de la table mouchetée de rouille du jardin. Au loin le tonnerre artificiel hoquetait et faisait reculer la menace.

     Aucun des trois protagonistes de la fusillade ne sut jamais qui avait ouvert le feu en premier. Miss Popop, elle, savait.

     Ils eurent beau en parler aux autorités compétentes, le cas d’Elia Tipian ne fut pas adjoint aux quatre-vingts cas de céphalophores recensés à travers les âges et le monde au motif qu’en se baissant le corps n’avais pas ramassé sa tête vagabonde mais une courge à demie-mûre.

     Avec tout cela, Miss Popop n’eut pas à boire ce soir là.

     “Euphorbia lahyris” ou plus communément appelé “arbre à taupe”, censé les repousser. Plante pouvant atteindre un mètre-vingt de haut et dont les fruits détonnant éclatent aux chaudes heures d’été en un bruit caractéristique pouvant provoquer palpitations, tachycardie, arythmie voire plus si animosité. A cause de ses déflagrations intempestives et des feuilles mortes de son propriétaire, plante rigolote que le père Martin avait baptisé “Miss Popop”.

Signaler ce texte