TOORMAKEADY

Isabelle Revenu

•.¸♫♪♥.Over the hills I went one day

Dreaming of myself and you.

And the springtime of years since first we met

And all that we've been through.

 

May I not with delight still dream

Of the years of the summer and fall to be

And the many, many verses still to be sung

In the ballad of you and me ♪♫•*¨*

 

Suis sorti, sous la pluie.

J'ai profité d'un besoin de manger impérieux pour faire quelques courses substantielles chez Ó Greaney, celui qui tient boutique et table ouvertes quelles que soient l'heure et la météo.

Faut dire que j'ai peu d'appétit et que je saute sur l'occasion urgente d'un beau creux à l'estomac pour faire provisions de choses qui me feraient éventuellement envie. Quitte à balancer les deux-tiers à la poubelle ensuite.

Là, je m'étais dit qu'un plateau-repas-télé genre cosy-sympa me changerait un tantinet des obsessions qui m'empoisonnent en ce moment.

Ah bon dieu, ce qu'il peut tomber comme flotte dans ce coin paumé d'Irlande ! Toormakeady ... Tuar Mhic Éadaigh en gaëlique, voyez ça ! Même sous la torture, je n'épellerais  ce nom imprononçable. Putain de temps de mes deux, comme un fait exprès. 

Bon, le patron m'a l'air courtois quoique peu bavard. Il m'autorise en maugréant à poser ma parka détrempée sur le porte-manteau de l'entrée.

Un plateau-télé, sans télé ... En quantité pour deux. C'est le minimum à la vente. Vente forcée, je suis seul. Seul et solitaire. Gros bug dans le gouvernail interne.

Quel est l'enfant de Marie qui viendrait s'enterrer avec moi dans ce coin replié sur lui-même ? Même à Calico y a plus de vie qu'ici.

 

Je glane dans les rayons surchargés un fromage du coin, bien sec, fissuré à souhait. Du Dubliner avec ses jolis petits cristaux de calcium qui luisent sous le film alimentaire.

Au rayon d'après, Shane MacGowan m'abreuve d'un morceau de Dirty Old Town façon junkie. 

Pour faire bonne mesure - ici la pinte -, je squatte quelques minutes le rayon bières. Va pour un pack de Guinness. Et pour me donner un semblant de meilleure conscience, aux étals de fruits et légumes, un peu de roquette, une betterave rouge. En suivant, du tzatziki et des petits foies de canard mijotés à l'estragon sauvage et un pot de marmelade d'oranges.

Un demi-pain aux graines de pavot et de sésame. 

Un air de pavane et un Le Clésio, pour le soir. Doubler la dose en cas d'insomnie.

 

J'ai payé les vingt-huit euro et vingt-cinq cents, sans vérifier le ticket de caisse. Un billet de cinquante, j'ai ramassé la monnaie d'un oeil distrait. 

 

L'après-midi, je suis allé trouvé Allan Dougherty le pompiste-mécano, pour tremper une ligne ou deux dans le loch à vingt miles à l'ouest de la casse automobile, histoire de prendre la température de l'eau en cette fin de saison mouvementée. La radio branchée sur LiveIreland, on est restés muets, l'un comme l'autre. Le regard vissé au bouchon qui surnageait entre deux ondoiements fuyants et les oreilles collées à Pete Seeger et sa jolie balade. Allan a bien vu que je pleurais mais il a fait le discret. 

Au crépuscule, comme rien ne mordait, on a replié notre attirail dans le coffre de sa vieille DeLorean tavelée de rouille en moins de deux. Il a enfilé son trench râpé, remis ses chaussures montantes et a fait un feu de camp d'enfer qui nous a rôti les joues. Le pack de Guinness y est passé et le pain aux graines a terminé dans le ventre des poissons indolents. On est restés encore une heure sans mot dire. Juste savourer l'instant en suspension et écouter les engoulevents piailler dans les bosquets. Puis on est repartis pour le comté de Mayo par la route de Galway.

Arrivés devant ma porte il s'est penché vers moi, me donnant rendez-vous le week end suivant pour une battue à la perdrix dans les landes pelées par le vent du côté de la pointe est de Gorteenmore. Parait qu'il fera froid. Qu'importe, je repasserai par Toormakeady et le Ó Greaney Groceries Store pour prendre un autre pack de Guinness.

En nous quittant, vers la nuit tombée, il a pressé bien fort mes mains dans les siennes en me regardant longuement droit dans les yeux. M'a tapoté fraternellement le dos en guise de : Ça va aller, Sailor, ça va aller ... 

J'ai souri, tristement. La collision entre sa voix douce de gros nounours et cette promesse entendue redoublait ma peine. D'un air entendu et pour donner le change, je lui ai fait signe que Oui, ça allait aller.

Pas dupe pour deux sous, il m'a regardé désemparé. Puis il est reparti toujours sous la pluie battante.

 

Merci vieux, merci Allan de ta sollicitude infinie et de tes grosses mains en toiton sur les miennes. Pardonne-moi d'être faux-cul, mais rien n'ira plus comme avant car rien ici ne sera plus jamais pareil ... Les illusions, c'est parfait pour les matinées enfantines, pas pour les vieux briscards.

 

Over the hills I went one day

Dreaming of myself and you.

And the springtime of years since first we met

And all that we've been through.

 

May I not with delight still dream

Of the years of the summer and fall to be

And the many, many verses still to be sung

In the ballad of you and me

 

In The ballad of .... You and Me.

 

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