Tourisme(s)

vejd

            J'avançais lentement, humant l'air délicat de la brise marine. Pattaya jouait avec ma peau comme un chiot hyperactif. La chaleur d'abord : un feu secret glissait dans mes veines, brûlant soucis et tracas. Joyeux barbecue d'idées noires !

L'odeur ensuite : le sel, les effluves fruités d'un marché, l'hospitalité des fragrances sucrées. Durant un instant, je crus être enrhumé tant il me semblait nécessaire de renifler. Il y avait là une chimie naturelle qui ne demandait qu'à être léchée par mes narines. D'ailleurs, je pensai à ce moment-là posséder plus d'un nez, car les émanations alentour emplissaient des poumons inconnus, déchiquetant de tenaces mélancolies. Ces mélancolies qui n'appartiennent qu'à la répétition du quotidien. Au bureau. Aux réunions. Á ce qu'il y a de plus sordide dans les embouteillages, ainsi que le cri rauque des automobilistes dont le klaxon est l'écho. La barbarie parisienne de l'habitude, de l'impatience.

Qu'en était-il de mes oreilles ? Des langues improbables se mêlaient à des émotions universelles. Il y avait la jolie voix des femmes, ce chant d'oiseaux multicolores : je me concentrais sur diverses intonations, imaginant que la même personne prenait une nouvelle teinte selon les notes de musique qui s'échappaient de sa bouche.

J'arpentais la plage, affublé de mes lunettes noires et de mon bâton de pèlerin, levant mon menton vers le ciel à la recherche d'idoles à vénérer : celles des vacances. Être dont le monde oublia le regard, je goûtais sans œillères ce buffet des sens.

Les affects affluaient à ma conscience dans l'immédiateté de leur piraterie. J'étais calme, enlacé par une tranquille torpeur. Je me découvris rapidement esclave du bien-être, victime du bourreau Pattaya, au nom si sublime qu'il m'évoquait une princesse thaïlandaise.

Alors, je m'allongeai prestement sur la grève, en proie aux délices de la rêverie, fermant les yeux comme l'exhortaient les Bouddhas locaux. Mais les yeux ouverts ou fermés, quelle différence ?

J'étais ici pour être régénéré dans la poésie de cet ailleurs, dans l'oubli de ma culture. Je me sentais neuf, car cette peau blafarde de Paris avait mué. C'était le premier jour de la fin du temps. La prose de cet espace versifiait mon abandon absolu à Pattaya, ma princesse.  

-  Alors ? On va voir les putes ? entendis-je, non loin de moi.

Un son grinçant, une mauvaise note dans la superbe symphonie. Cette interrogation m'éveilla dans une profonde nausée. Du français ! Sur cette plage, on parlait français ! Cette langue si mélodieuse n'était ici qu'un borborygme irritant.

La beauté du voyage se brisa et mon identité surannée ventousa mon visage comme le masque d'un démon. Je me levai d'un bond, tentant de localiser à l'oreille la provenance de ces éructations. J'évoluais à tâtons, plantant ma canne dans les sillons sablonneux, alerte vis-à-vis de la source sonore.

- 'scuz mi... Prostitutes ? réitéra la voix ennemie.

Voilà que les choses avaient empiré : l'anglais à la sauce française. C'était la pire des mixtures, une abomination. Il fallait le faire taire, ce diable concupiscent qui avilissait Pattaya, recouvrait sa pureté d'excréments bigarrés. Cet accent éternellement tranchant, porté par cette voix indifférente au spectacle de la nature...

Je l'avais localisé. Déambulant dans sa direction, ma canne rencontra finalement son pied. Soudainement, je la soulevai bien haut et l'abattit de toutes mes forces sur le crâne du satyre.

- Aïe ! Pourquoi tu me frappes ?

Encore du français ! Cela motiva un nouvelle charge.

- Oh ! L'aveugle ! Fais gaffe ! T'es fou ou quoi ? se plaignit-il.

Les autres personnes constituant son groupe me continrent. Je lui répondis :

- J'suis pas venu en vacances ici pour entendre beugler ces saloperies. Ferme-la !

- T'es français ? lança-t-il, étonné. Ça va, on fait rien de mal. Visiblement, t'en avais besoin de ces vacances, l'aveugle ! Tu devrais venir te détendre avec nous. Tu saurais pas où sont les putes par hasard ?

Cet échange m'emplissait de haine. J'étais pourchassé par la langue maternelle, traqué par nos passions les plus viles. Soumis à cette torture, je craquai et confessai bien volontiers tout ce que le tourmenteur demandait.

- C'est par là-bas, sur la droite, au fond de la rue, livrai-je, abattu.

- Ah ! Merci l'aveugle. T'es un bon toi ! s'exclama-t-il, satisfait.

Je perçus les lourds pas de la coalition du sexe s'éloignant, frappant le trottoir de nos putrides instincts. "On va voir les putes ?" : ce ridicule brame de cerf, ce chant de luxure exhalé sans honte.

Je regagnai ma place initiale, espérant y retrouver ma sérénité perdue. Après un long moment, je réussis à remettre la main sur ma débonnaireté dans la direction du théâtre de la nature, dont la pièce éternelle se jouait pudiquement. Il fallait tendre ses sens à l'endroit où elle présentait son plus fort silence pour espérer y dénicher les scènes les plus grandioses. Dans l'assaut et la retraite des vagues, il y avait comme une hésitation métaphysique. Mon esprit se nichait agréablement dans ces pensées quand :

- On va baiser ?  me questionna une voix de femme au fort accent thaïlandais.

J'entendis immédiatement derrière moi rire le monstre français, de sa moquerie bestiale. Je le sentis se tordre et pleurer d'extase. Et la seule chose que je pus répondre, suppliant la déité de me tirer de l'Enfer :

- Pattaya... princesse ?...

Signaler ce texte