Tout veux qui errent ne sont pas perdus - Prologue

Emilie Levraut Debeaune

Tous ceux qui errent ne sont pas perdus

Prologue

Islande, plaines de Hewsta, territoires de la Cité d'Argent, en 1550

Une silhouette enveloppée d'une longue cape grise se dresse sur la colline. Elle s'immobilise quelques minutes, sans doute pour reprendre son souffle. Elle glisse ses mains le long de sa capuche, qui révèle le visage fin d'une jeune fille. Elle fixe un long moment droit devant elle, le regard posé sur l'océan Atlantique qui s'étend à ses pieds. Tout parait si calme...

La neige tombe doucement et enveloppe le paysage d'un cocon blanc et moelleux. Les vagues, pour une fois sages, viennent régulièrement s'échouer sur les rochers effilés, dont les pointes commencent à devenir blanches.

Puis, comme avec regret, la jeune fille finit par se retourner.

A peine a-t-elle levé les yeux sur le paysage que ceux-ci s'emplirent de larmes. Elle passe une main tremblante sur son front.

Au loin, on aperçoit un gigantesque brasier, qui apporte jusqu'à elle les relents acres et sucrés de la résine des conifères en feu. L'odeur avait renseignée la jeune fille sur le sort de la forêt bien avant qu'elle ne se décide à la regarder vraiment. Toutefois, elle ne peut pas croire que cela soit réellement en train d'arriver.

Sa forêt. Sa forêt si sombre, si hostile pour qui ne la connaît pas, mais aussi si belle et si sauvage...

Cela ne peut être...

Un bruit, très faible, mais qu'elle est sûre d'avoir entendu, l'oblige à se reprendre. Elle glisse sa main sous le tissu qui la recouvrait et pose ses doigts sur le pommeau d'une dague, ceinte dans un pli de sa tunique. Elle attend, feignant de n'avoir perçut aucun changement dans son environnement. Et quand le moment se fait sentir, elle dégaine sa lame et en place la pointe, d'un geste souple et assuré, sur le cou de l'inconnu qui se trouve derrière elle.

« C'est moi, tu peux ranger ton arme, annonce-t-il sans aucun tremblement dans la voix.

Mais celle qui tient l'arme ne se laisse pas convaincre en si peu de mots. Au contraire, elle raffermit sa prise et avance d'un pas, obligeant l'autre à reculer.

Ce qui le fait réagir :

- Morbleu, Eressië, c'est Lómëar !

Et d'un geste brusque, visiblement agacé il écarte la lame du plat de la main.

Eressië recule, enfin, et rengaine lentement la dague dans son fourreau, sans lâcher des yeux Lómëar. Elle l’observe une seconde puis se détourne, reportant ses yeux sur l'immense étendue d'eau, à peine visible derrière le rideau blanchâtre de plus en plus opaque.

Le nouvel arrivant soupire et commence :

- Eressië..

Elle le coupe, sans le regarder :

- Combien d'entre nous ont pu s'enfuir ?

- Je ne sais pas.

- Si toi, capitaine de la garde, tu ne le sais pas, qui va me renseigner ?

Cette remarque le blesse. Il répond, d'un ton un peu plus acide qu'il n'aurait voulu :

- Peut être toi, notre stratège, qui n'a pas su voir ce qui nous pendait au nez ?

Il regrette aussitôt ses mots.

Eressië le dévisage, sans ciller, de son regard froid qu'elle revêt lorsqu'elle prend de grandes décisions, des décisions susceptibles de coûter la vie à certains des habitants de la Cité d'Argent.

Lómëar s'approche d'elle, et, lui prenant les épaules, ajoute :

- Je te présente mes excuses, je n'aurais pas du dire cela. Mes éclaireurs n'ont pas pu te rapporter les informations dont tu avais besoin. Sans ça, tu ne pouvais pas prévoir...

Il prend conscience que son discours sonne faux. Si quelqu'un lui avait débité ça, il lui aurait rapidement reproché d'essayer de se raccrocher aux branches du mieux qu'il pouvait.

- Peu importe. Tu as raison.

- Non, nous avons les nerfs à fleur de peau après cette nuit. Il est inutile de disserter sur les responsables, s'il y en a. C'est trop tard.

Un long silence inconfortable s'installe. Ils regardent tous les deux l'océan. Ils savent déjà qu'ils doivent partir. Mais la terre natale est difficile à quitter.

Finalement, Lómëar tire sa sœur de ses pensées.

- Viens. Nous devons trouver les surv…les autres. Il se mord les lèvres.

Eressië avait posé la bonne question. Combien d'entre eux avaient pu s'enfuir ? Les humains avaient été si rapides, si imprévus... Il avale sa salive et ajoute :

- Nous devons rejoindre le point de ralliement.

- Le vieux phare...

La voix de sa jeune sœur est étonnamment distante, rêveuse. Une voix étrange en cet instant de drame.

Lómëar la saisit par les épaules, et se penche pour se trouver les yeux dans yeux. Elle détourne les siens. Conscient d'être un peu violent, il lui attrape le menton et la force à lui faire face :

- Le moment de pleurer nos morts n'est pas venu. Nous devons rejoindre les autres. Nous sommes responsables de leur survie maintenant. »

Elle acquiesce, et sans une parole de plus, ils remettent leurs capuches et commencent à courir en direction de l'estuaire, où un phare tient encore debout, contre vents et marées. Elle l'a désigné comme point de rencontre en cas d'ennuis. Certains ont murmuré qu'elle devenait paranoïaque, quand elle avait annoncé cela publiquement. Malheureusement, elle vient de leurs donner tort.

Il leur faut un peu plus d'une heure pour rejoindre le phare. Dans leur fuite éperdue pour quitter leur cité assaillie, ils se sont éloignés de la ligne de course prévue plus qu'ils ne l'avaient pensé.

Peu à peu, d'autres habitants de l'ancienne cité de Silmenàro se joignent à eux. Personne ne parle. Certains sont sous le choc, d'autres trop abattus pour parler.

Quelques uns, rares, sont entraînés au maniement des armes, comme le sont Eressië et Lómëar. Spontanément, ils se sont placés autour du groupe. Lómëar est en tête, une vingtaine de mètre en avant pour donner l'alerte en cas de besoin. D'autres sont sur les côtés ou à l'arrière. Ils sont trop peu nombreux pour assurer une défense vraiment efficace en cas d'attaque, mais assez pour redonner un semblant de courage aux personnes désarmées. Ils ralentissent l'allure, pour permettre aux blessés de tenir le rythme. Eressië se retient à chaque pas de donner l'ordre de courir. Les trous dans la formation des gens armés lui donnent envie de hurler après eux, leur crier de serrer les rangs, et elle serre les dents.

Ils finissent par atteindre le chemin caillouteux qui monte en petits virages serrés en haut de la falaise. La vision de l'objectif, synonyme de sécurité, leur donne un regain d'énergie et c'est presque au trot que le groupe atteint la plate-forme qui entoure l'édifice.

Au grand soulagement de tous, ils ne sont pas les premiers. Ils sont même plus nombreux que ce que chacun a secrètement imaginé.

Toujours en silence, les nouveaux arrivants s'installent. Quelques personnes saluent Eressië et Lómëar, mais la plupart sont simplement appuyés contre un mur, contre un rocher, trop abattus pour seulement remarquer leur passage. D'autres errent, les yeux fous, murmurant le nom d'un proche qu'ils ne trouvent pas.

Le frère et la sœur ne cherchent qu'une seule personne. Leur père. Le seigneur de Silmenàro. Celui qui, des années durant, a dirigé avec sagesse la principale ville cachée d'Islande. Celui qui, dans sa jeunesse, a aidé à la construire, à la protéger de l'attaque incessante de l'eau et des vents.

Celui qui, aujourd'hui, est déclaré manquant par ce qui reste du peuple des elfes d'Islande.  

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