Transistor (1)

odeus

Chapitre Premier // Sous-chapitre 1

  Du plus loin que je me souvienne, je n'ai jamais eu de rêve particulier, ce genre de rêve que l'on transporte toute sa vie et qui nous pousse à avancer, ce genre de rêve auquel on nous fait croire dans les fictions. Non, en fouillant ma mémoire, je n'en trouve pas de trace. Pas de trace non plus d'une quelconque passion qui m'ait animé au point d'en vouloir faire une ligne directrice pour ma vie future. Il faut dire aussi que l'on ne m'a pas doté d'une volonté impressionnante alors si vous me demandiez de m'investir un peu, vous risquiez fort de me voir abandonner. Il en va de même pour les croyances. Ne me demandez pas de croire, ce serait une perte de temps. Je ne suis pas fait pour ses choses là, ou plutôt, ces choses là ne sont pas faites pour moi.

  Mon père, lui, avait ses choses là. Il croyait en un dieu chrétien catholique, il croyait en son magnétiseur, mais surtout, il croyait en lui et en son talent. Sa volonté jamais ne lui aura fait défaut pour atteindre son rêve de gamin : devenir chef cuisinier sur un bateau. C'était sa ligne directrice, ce qui le faisait avancer. Au final, il avait dû s'embrouiller dans ses directions, se tromper de cap, sa boussole devait être faussée. Toujours est-il qu'il n'aura jamais mis le pieds sur un bateau pour y diriger les cuisines. Avec quelques détours il aura réussi, au plus, à échouer à une cinquantaine de kilomètres de son point de départ. Le voyage d'une vie dont la distance apparente semble bien courte.

  Son point de départ était un élevage bovin dans le Pas-de-Calais. Un premier enfant pour ce jeune couple d'agriculteur que formaient mes grand-parents, un garçon qui plus est ! C'était incontestablement la meilleure chose qui pouvait leur arriver. Un fils, il deviendrait un homme, travaillerait pour l'exploitation et la reprendrait après eux. Alea Jacta Est, sa vie était tracé. Mais on ne parie pas avec ses choses là et encore moins avec des dés pipés. Ce premier enfant, tant attendu, était né faible. Il n'était rien d'autre qu'un rejeton rachitique et malade. Élever un enfant asthmatique à la campagne n'était pas considéré par mes grand-parents comme une réussite. Ils élevaient des vaches pour leur lait et héritaient d'une progéniture allergique au lactose.


  Mais laissons cela de côté. Juillet avait passé, Août était sur le point de s'évanouir, une routine ennuyeuse s'était installée sur un fond d'été mourant, délavé par les pluies incessantes. Sur l'appui de fenêtre, un vieux transistor déversait son flot continu et répétitif de musique pop qui inondait la pièce. Ç'en devenait insupportable. Impossible pourtant de se séparer de cette gène sonore, le silence aurait été bien plus difficile à endurer. De l'autre côté de la ruelle, un étage en contre-bas, j'observais l'Homme-à-son-bureau. Il était encore plus enclin que moi à l'immobilité. Depuis une demi-douzaine de jours que j'avais emménagé dans cet appartement du Vieux-Lille, l'Homme-à-son-bureau semblait ne pas avoir bougé de sa chaise. Quelques fois, il s'étirait en étoile de mer, poussant - il ne pouvait pas en être autrement - de longs gémissements. Seulement, il restait bien vissé sur sa chaise. Assis sur l'appui de fenêtre, près du transistor, c'était divertissant d'observer ce spectacle figé dont le moindre mouvement prenait des allures d'événement extraordinaire.

Un événement extraordinaire justement se produisit quelques dix minutes après le début d'une énième intrusion dans la vie de cet homme. Mon œil, aiguisé par la statique de la scène décela instantanément la rotation de la poignée autour de son axe, puis celle de la porte autour de ses gonds. Dos à la porte, la poussant de son postérieur, une jeune femme entra dans la pièce. Ma position élevée m'autorisait une vue plongeante et sans contrainte au plus profond de son décolleté trop fourni pour être honnête. Mais mon regard portait ailleurs. Je m'intéressait plus au plateau qu'elle tenait du bout des doigts. Il supportait une assiette, dont le contenu m'échappe encore, cernée de couteau et fourchette. Dans le coin droit un verre élancé et à demi rempli d'eau jouxtait un minuscule cachet blanc. L'Homme-à-son-bureau pivota sur sa chaise, se redressa à peine et, lui aussi plus intéressé par le contenu du plateau que par le décolleté de la charmante Créature, s'en empara. Fort de son butin, il pivota en sens inverse et se mit à avaler sa dose médicamenteuse puis alimentaire tout en congédiant la jeune femme d'un signe de main autoritaire. Créature disparue, l'intérêt de l'Homme-à-son-bureau repassait à ses papier et à son écran. Manger devenait une action mécanique dirigée par le pilote automatique d'un cerveau hypnotisé. Hypnotisé, je l'étais par cette scène quand il se mit à pleuvoir, encore. Ma séance de voyeurisme s'arrêta nette, il fallait fermer les fenêtres.

  • Très bien écrit. J'ai été captivée par ce récit !

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Couv2

    veroniquethery

    • Cela me fait plaisir de savoir que cet écrit vous ai plus. Une suite vous intéresserait-elle ?

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Ecureuil

      odeus

    • Oh oui !

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Couv2

      veroniquethery

    • Je m'y attellerai rapidement ! :)

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Ecureuil

      odeus

Signaler ce texte