Transistor (2)

odeus

Chapitre Premier // Sous-chapitre 2

Cinquante-six minutes en train, cinquante-trois kilomètres, neuf Euros et soixante centimes, voilà ce qui, physiquement, me séparait de mon père. C'était dérisoire. Pourtant, je n'étais pas capable de franchir ses obstacles. D'autres distances nous séparaient, des distances toutes relatives, des distances qui avaient pris dix-neuf ans pour se construire. A l'époque, si l'on m'avait demandé ce qu'était un père, je ne me serait pas permis de répondre pour la simple et bonne raison que je ne le savais pas. L'idée de mon père me renvoyait à une case vide ou dû moins à une case que je ne voulais pas remplir de maux.

Quelques années après son départ, notre relation s'était mue en une forme de chantage pseudo-affectif. Peut-être avait-il peur qu'on ne finisse par l'oublier et ne plus aller le voir. Toujours est-il qu'il fallait y aller tous les 600, ce qui représentait quatre mois de pension alimentaire remis sous l'apparence d'un chèque signé sur le volant du 4x4, trente secondes avant le départ du train qui nous remmenait à Lille. Cette façon qu'il avait de feindre l'oubli m'agaçait. Chaque fois, c'était la raison de notre venue, chaque fois il feignait de n'en rien savoir, d'oublier. « Tu ne viens pas, pas de chèque. » Tels furent ses mots. Alors, je compris que je n'irais plus le voir parce que j'en ressentais l'envie mais parce qu'il m'en faisait ressentir le besoin.

Le besoin, justement, pointait le bout de son nez en cette période de dépenses qu'est la rentrée scolaire.Je l'appelai pour le prévenir de ma venue le dimanche suivant. Dimanche ? T'es sûr ? C'est l'ouverture d'la chasse. Ça m'ferait chier d'parler autour d'une table. J'préférerai sortir, prendre l'air et tirer une cartouche. Ma première intention avait beau être pécuniaire, j'avais été déçu de n'être que son enfant, autrement dit quelque chose qui n'avait pas la priorité face à une partie de chasse. L'ordre de ses priorités, mon père l'avait exposé à ma mère lors d'une de leurs disputes. Il ne fallait pas qu'elle le retienne, il était heureux si elle et ses enfants étaient ensemble. Sa présence n'était pas nécessaire, elle pouvait très bien s'occuper d'eux toute seule. Et de toute façon, elle avait épousé un chasseur, il fallait s'y attendre. La chasse passait avant tout, puis venait le travail, suivi des copains et s'il restait du temps pour la famille, il fallait s'en réjouir. Elle en avait pleuré.


Je descendis les trois étages de l'immeuble, et après quelques tours de clefs, me retrouvai dans la rue. En face, Créature fouillait son sac pour en sortir un trousseau chargé. Elle fit deux tours de clef sur chacune des trois serrures et claqua brusquement la porte derrière laquelle elle disparut. Silhouette longiligne et effilée, mes dons pour l'équilibre étaient médiocres. Aussi, bien qu'en chaussures plates, conserver une démarche faussement à l'aise sur les pavés de cette rue relevait de l'exploit. Emmitouflé dans une grosse écharpe par temps ensoleillé mais sur fond de brise fraîche, j'étais enrhumé. Le seul but de cette sortie se trouvait cent cinquante mètres plus loin : la pharmacie Lafayette. Embrumé par cette pensée, je ne fis pas attention à l'angle de la rue lorsque, d'un pas décidé, je me heurtai au poitrail délicieusement musclé d'un grand jeune homme visiblement très pressé. Tout en continuant son mouvement, il se retourna et m'adressa, dans un large sourire, un sincère « excuses-moi » qui avait plus vocation à le pardonner de ne pas avoir le temps de s'arrêter prendre un verre avec moi que de s'être fait rentrer dedans. Tout déboussolé d'avoir laissé filer l'homme de ma vie, je voulu me remettre en marche mais trébuchai sur un carnet que je ramassai. Il l'avait laissé tomber avant de s'évanouir dans la foule.

Je laissai à une partie inconsciente de mon être le soin de diriger mes pas vers la pharmacie tandis que le reste se focalisait sur ce carnet. C'était en réalité un agenda, l'agenda d'un étudiant qui n'avait, semble-t-il pas pris la peine d'inscrire son nom sur la première page -qui le faisait ?

La pharmacienne me réclamait quatre Euros et cinq centime pour un traitement d'une semaine contre les états grippaux, je sorti mon porte-feuille de ma sacoche en cuir pour m'apercevoir qu'il était vide de tout moyen de paiement. Décidément, cette excursion avait été d'un insuccès cinglant. Je rentais.


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