Transistor (3)

odeus

Chapitre Premier // Sous-chapitre 3

Cela faisait quelques semaines que je ne m'étais pas penché à la fenêtre pour observer l'Homme-à-son-bureau. J'appuyai mon front sur la vitre fraîche, tic, pour apercevoir les stores fermés. Un étage plus bas, au rez-de-chaussée de l'immeuble de droite, l'Octogénaire de la rue, tac, fermait ses volets d'un vert presque plus délavé qu'elle. Tic, tac, faisait ma montre. Les Swatch avait cette façon, tic, horripilante, tac, de me battre, et tic, leurs secondes, tac, si, tic, fort qu'il me, tac, semblait ressentir, tic, tac, leur poids m'écraser. Et tic, chaque tac, chaque tic, me rapprochait d'un inconnu grandissant, tac, dont la fin me laissait perplexe. J'enlevai, tic, cet objet de torture.

Dix-sept heures. L'Homme-à-son-bureau se leva et sortit de la pièce.


Je lavais la vaisselle. Il y avait longtemps que je ne l'avais pas fait, c'était une tâche que je haïssais. Et je n'avais de cesse de la repousser, horrifié à l'idée de m'y confronter. C'était un travail répugnant, d'autant plus répugnant que je le faisait avec la régularité des visites d'un curé aux équatoriennes de l'Avenue de Peuple Belge. Pourtant, lorsque j'y étais, cela ne me procurait plus rien. Prendre une assiette, faire disparaître ses impuretés, la rincer, la poser sur l'égouttoir, puis prendre une autre assiette, faire disparaître ses impuretés, la rincer, la poser sur l'égouttoir et prendre une autre assiette, puis une énième assiette, puis la dernière assiette, faire disparaître ses impuretés, la rincer, la poser sur l'égouttoir, puis s'occuper du cas des couverts, les couteaux d'abords, puis les fourchettes, enfin les cuillères, à moins que l'ordre n'ait pas d'importance, et l'on prenait l'un, puis l'autre, et l'on faisait disparaître leurs impuretés pour qu'on les rince puis les place enfin dans le pot à couverts, venaient ensuite les bidons, poêles et casseroles jusqu'à ce qu'il ne reste plus que l'évier à vider de sa mousse. Tout cela devenait machinal. Il n'y avait plus rien de pensé, plus rien d'humain dans cette séquence de gestes mécaniques mus à l'huile de coude – il n'en nécessitait que très peu. Et dans ces moments où le corps n'avait plus besoin de la vigilance de l'esprit ; puisque la tâche n'était que purement automatique, il suffisait de prendre une assiette, d'en faire disparaître les impuretés, de la rincer, de la poser sur l'égouttoir, puis de prendre une nouvelle assiette et ainsi de suite ; ce dernier passait au travers de la fenêtre, traversait la rue, s'immisçait dans les appartements d'en face, faisait un petit tour pour voir ce qui s'y déroulait et revenait se placer une vingtaine de centimètres au dessus de son lieu habituel. De là, il se penchait et regardait en dedans. Il scrutait les souvenirs, les passait en revu. Vicieux, il ne choisissait qu'un certain lot d'images, de questions, d'émotions, récentes, toutes plus ou moins douloureuses et surtout, non encore digérées. Je sentais en ma poitrine une chaleur diffuse se répandre, ou était-ce plutôt une prise qui m'étreignait, ajoutant de la force à sa poigne au rythme des oscillations de la radiation d'un atome de césium 133 – il y en a quelques neuf milliard par seconde. Cette empreinte remontait vers mon cou où elle se muait en un battement sourd et chaud, celui de mon cœur. Je repensais à Niels, celui du cours d'à côté, celui qui me faisait flancher à chaque regard, celui que je n'osais pas approcher. Je repensais à mon père, presque inexistant. Je repensais à ma mère qui nous avait abandonnés pour s'abandonner à son nouveau conjoint, en Alsace. Je repensais à ma sœur qui avait emménagé avec moi parce qu'elle se sentait coupable de quelque chose que je n'arrivais toujours pas à saisir. Je repensais à cette famille paternelle qui se déchirait pour des questions d'héritage. Je repensais à ma deuxième sœur qui s'en irait en janvier s'établir en Martinique. Je pensais à ces cours et à ces concours qui m'effrayaient. Et je pensais à la solitude, cette vendue qui se lie si facilement d'amitié avec vous pour mieux vous plonger dans le doute et le chagrin. Un seul être vous manque et tout est dépeuplé, ceci est tristement vrai même lorsque l'être qui nous manque n'est qu'une idée. L'idée d'un partenaire, l'idée d'une personne qui puisse m'aimer, l'idée d'un gentil garçon que je puisse enlacer et qui puisse me serrer contre lui, l'idée d'une seconde moitié laquelle viendrait combler ce trou béant en moi, cette plaie ouverte par dix-neuf années sur Terre, cette idée là était l'être qui me manquait. Et cet esprit au dessus ressassait tout cela, il moulinait, touillait et dans un flux inhomogène et continu de pensées m'assaillait de questionnements et de sentiments lesquels me menaient à un mot. Alors, cet esprit là s'approchait de mon crâne, il y accolait ses lèvres rondes et insufflait un mot : perdu. Non, je ne savais plus, je ne pouvais plus, j'étais perdu. Il y avait Niels, je ne savais quoi faire, j'étais perdu. Il y avait mon père, je ne savait qu'en faire, j'étais perdu. Il y avait ma mère je ne savait quoi en penser, j'étais perdu. Il y avait mes sœurs et ma famille et ces cours et ces concours, j'étais perdu. Perdu devant la vaisselle, perdu sous mon crâne où voguaient les échos de ce mot, perdu, perdu. Comment pouvait-il, ce mot, perdu, résonner dans cet espace infiniment vide où aucune surface ne l'aurait réfléchi. Sous ce crâne il n'y avait rien que du vide et de l'infini, de l'infiniment vide. Tous ces questionnement au final n'étaient rien, rien que des futilités puisqu'en soi, il n'y avait que cela, j'étais perdu dans une immensité irréelle dénuée de sens. Et des larmes commençaient à percer ce crâne vide et chaud, elles roulaient vers mon cou, lui plein et chaud du sang qui y affluait encore avec plus de vigueur à mesure que je sentais le sol se dérober sous mes pieds, j'étais effondré, assis contre le meuble de l'évier, haletant alors que ce salaud d'esprit me déversait ses saloperies de sentiments. J'étais faible de l'écouter. Bien sûr que non je n'étais pas seul, et encore moins perdu. C'était idiot d'être faible. Dans ce monde où chacun est faible, il ne faut pas l'être soi-même si l'on ne veut pas se détruire. Il ne faut pas non plus se laisser avoir à ressentir des sentiments si c'est pour se retrouver avec des souffrances sur les bras. C'était idiot de se sentir perdu ! Et puis ma sœur sortait de la salle de bain et je l'entendais se diriger vers la cuisine. Je bondis sur mes jambes, effaçai d'un revers de manches ces stupides larmes, forçai un sourire niais et saisis une assiette.


  • Saisissant. tellement contemporain aussi.

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Laure cassus 012

    Laure Cassus

    • Merci. Seulement, je crains de ne pas comprendre le sens de "contemporain". Je veux dire, en quoi ce texte serait contemporain ? (Hormis le fait qu'il ait été écrit récemment)

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Ecureuil

      odeus

    • eh bien contemporain pour ..., je vais essayer de faire une liste (ça c'est plutôt 19eme comme façon de faire), bref, le côté hitchkokien revisité (c'est devenue un genre, une posture actuelle),

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Laure cassus 012

      Laure Cassus

    • désolée j'ai pas fini -
      le tic tac de la swatch, insérer des sons dans un texte façon BD, d'une montre qui bientôt ne sera plus (rempacée par les horloges des ordis), on situe le personnage désuet de son époque (j'y vais fort, suis pas réveillée),
      la vaisselle, faite par un homme (c'est 21e S. comme acte), et tout ce développé sur le nettoyage machinal c'est super beau, à contre temps de ce qu'on est censé en dire ordinairement.
      Ce soliloque intérieur, psycho socio culpabilisant, tellement proche du fonctionnement actuel à mon avis. J'arrête parce que je risque de broder des lignes et des lignes. J'ai trouvé ton texte très juste en somme pour notre temps. Bravo.

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Laure cassus 012

      Laure Cassus

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