Transit vertical

same

La nuit entre conseil et digestion ...

   Il était 22h22, à l'horloge, lorsque Victoire, femme élégante de quarante ans, boucla le plan social de la société PopLait, le yaourt allégé avec lequel « Finis les bourrelets et le ventre ballonné ! ». Elle avait jusqu'au matin pour organiser la fermeture d'une usine de campagne aux bénéfices trop maigres. Elle enfila son pardessus et se mit en route vers le bureau du directeur, le menton haut, le regard satisfait. Le couloir était désert à cette heure de la nuit. Ses talons résonnaient.

    Un escalier dont elle ne voyait pas la fin s'ouvrit devant-elle, ni mur à droite ni mur à gauche. Une voix d'hôtesse de supermarché l'interpellait de l'obscur : « Dong. Dong. Dong. Victoire est demandée. Dong. Dong. Dong ». Elle était irrésistible.

   Victoire montait, tremblante, derrière elle, le noir le plus profond. Alors, qu'elle allait atteindre le sommet, elle vit devant elle, une dame immobile. Elle avait l'allure d'une statuette de bonze, en plâtre, bon marché. Elle la connaissait. Elle était belle ! Une lumière laiteuse l'éblouit. Elle vacilla. Apparut soudain, comme une respiration après un long moment d'apnée, une clairière aux verts fluorescents. Les herbes bougeaient en vagues silencieuses, le vent ne soufflait pas. Quoique… peut-être. Des arbres l'entouraient, ils enflaient et désenflaient, les feuilles clignotaient, des vapeurs bizarres s'en échappaient. La dame, désormais assise, au centre, sur une pierre plate, lui tendait les bras. Des enfants riaient. Victoire ne les voyait pas. Elle sentait la chaleur sur son visage. Souriait-t-elle ? Alors qu'elle allait saisir les mains de la dame : PAM ! PAM ! des déflagrations retentirent. Une force prodigieuse la fit redescendre, son estomac tomba brutalement dans ses escarpins, elle s'apprêtait à s'écraser au sol quand elle vit un mécanisme s'actionner au-dessus de sa tête, des dizaines de rouages crantés, dorés, se mirent à s'enclencher : Crac. Crac. Crac. Ils fermaient l'accès à ce plafond étrange.

   Il était 22h22, à l'horloge, quand Victoire, en sursaut, ouvrit les yeux, face au mur crème de son bureau où était affichées des cartes postales de paysages lointains. Elle n'était jamais allée nulle part… Elle resta un instant, stupéfaite, les coudes posés, la tête dans les mains, la bouche ouverte.

   Victoire fit pivoter son siège. Une pluie oblique tombait. Elle regardait par la fenêtre. Les branches du saule bougeaient. Elle vit un instant la chevelure souple d'une femme qui dansait dans la nuit. De l'autre côté de la rue, un couple vivait une soirée ordinaire. Elle, essuyait la vaisselle, sur son visage à lui, alternaient les lueurs pâles de la télévision. Victoire connaissait leur quotidien car elle restait souvent seule, assise à ce bureau, aux heures où les autres vivaient une vie normale.

    Elle reconnut la dame dans le reflet du verre ; elle n'était pas si belle. Elle mit son manteau, prit le dossier PopLait, actionna la broyeuse à papier… A l'aube, l'usine était sauvée. 

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