Très chère vie

Christian Lemoine

Qui vient comme un fruit juteux, pris à pleine bouche, dégoulinant d’un plaisir sucré dans la gorge et sur les lèvres, le menton, le cou, à s’en barbouiller. Qui emporte dans des délices nouvelles, éclatantes de saveur sans rupture avec les murailles de couleurs, les harmonies sonores, la satiété des organes baignés. Qui plante en un corps l’entier de l’univers, à cet instant d’apothéose où le monde se crée. Vie. Les yeux qui s’ouvrent ne font pas entrer la perception d’un dehors ou d’un différent. Ils offrent la plénitude à l’enfant-monde. Ce n’est que plus tard. Qu’elle bascule en petites touches dans la froideur des choses, qu’elle s’affirme échappée aux doigts gourds qui la cherchaient tout entière confinée dans la source bienheureuse du sein. Nourriture, réparation, soulagement, amour. Rien encore de la raideur des scalpels. Qui s’épanche dans des sens exaltés, saturés, pour ne pas les laisser encore s’apercevoir des failles, et que la perfection perçue se brisera sur l’amère rudesse de la fluidité d’un être voué à l’incomplétude. Le plus qu’un homme jamais pourra connaître borné aux deux rives du néant. L'étendue magnifique aux orées des inconnus, l'océan des savoirs, la rumeur des beautés et des symphonies, tout ce qui peut tenir dans le plus éminent des cerveaux, cela n'est qu'étincelle et s'abolira dans le siphon des limites. Et personne n’y va marcher, car il faudrait l'immortalité. Qui nourrit dès l'aurore la matrice des éléments grignotés. Et l’addition à terme échu, quelles qu’aient été les prestations. Et l'inconséquence des trames, joyeuses ou obstinément âpres ; le coût de leur octroi à qui n'en peut que le plaisir ou la douleur ; la facture jamais acquittée, les échéances agressives, les agios accumulés.
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