Trouble-fête

Caroline Morello

— Putain !

D'un poing rageur il frappe le tableau de bord. Sa main tremble, en attrapant son paquet de cigarettes. Il roule vite, beaucoup trop vite sur cette route enneigée.

— On est dans sérieusement dans la merde là, marmonne-t-il en soufflant la fumée de sa cigarette. On est foutus je te dis.

— Ils ne remonteront peut-être pas jusqu'à nous, répliqué-je avec espoir.

— Non mais tu crois quoi ? Je ne sais pas dans quel monde tu vis mais je te rappelle qu'en cas de mort suspecte, la police ouvre "souvent" une enquête, ironise-t-il en mimant les guillemets.

— La rue était déserte, ni toi ni moi n'avons été blessés. Il n'y a aucune raison pour qu'on nous soupçonne.

— Dis donc, je te trouve vachement optimiste pour quelqu'un de toujours angoissée.

— Et puis, ils concluront sûrement un règlement de compte entre SDF, c'est fréquent.

— J'espère que tu as raison, répond-il. N'empêche que c'est moche ce qu'on a fait.

Chloé est heureuse et je suis ravie pour elle. Depuis le temps qu'elle attendait que son talent soit reconnu, aujourd'hui, c'est enfin chose faite. Elle y a toujours cru, et c'est ça qui fait sa force. Malgré les critiques parfois acerbes des connaisseurs, elle a persévéré et s'est livrée corps et âme à sa passion. Quand elle a rencontré Alain, lors d'une exposition de jeunes artistes, il a tout de suite perçu dans ses toiles l'expression de toutes les joies, les douleurs, les angoisses et les espérances qui ont fait de Chloé un être opiniâtre et attachant. Il est propriétaire d'une petite galerie d'art du 17ème et il lui offre ce soir son premier vernissage. Quant à moi, je suis fière de ma petite sœur.

Je regarde ma montre et m'aperçois qu'il est déjà tard. D'un signe, je préviens Claude qu'il serait temps d'y aller. Il acquiesce en vidant d'un trait sa coupe de champagne. En soupirant, je me dis qu'il faudrait que je songe à passer mon permis car Claude a tendance à boire un peu trop en soirée. Je cherche Chloé mais elle est en grande discussion avec de potentiels acheteurs. Je l'appellerai demain pour la féliciter.

En arrivant à la voiture garée à deux rues de la galerie, Claude se rend compte qu'il a oublié son béret fétiche.

— Je retourne le chercher, tu sais que je ne peux pas m'en passer.

— D'accord, mais fais vite, le vent est glacial et je suis fatiguée.

Je m'adosse contre la voiture, je souffle dans mes mains pour les réchauffer en pensant que j'aurais du lui demander les clés pour me mettre au chaud.

Le quartier est incroyablement calme. Les volets des rares maisons de ville de ce quartier commerçant sont fermés, seuls les lampadaires éclairent faiblement la rue. Dans un coin, j'aperçois une masse de couvertures et de cartons sous laquelle je devine un corps inerte. J'ai le cœur serré en pensant  à tous ces hommes et ces femmes qui meurent chaque hiver dans le froid et la solitude. Je perçois un léger mouvement lorsque l'homme s'extirpe de son abri de fortune. Il s'assied, chancelle, m'aperçoit et me fait un signe de la main auquel je réponds. Il m'observe, la tête penchée, puis se lève et se dirige vers moi en titubant. Il s'arrête à quelques centimètres de mon visage. Je sens son haleine pestilentielle chargée d'alcool lorsqu'il tente d'articuler :

— Ben ma p'tite dame, z'êtes toute seule ?

— J'attends mon mari, il ne devrait pas tarder à arriver.

— Ah ouai ? Ben si ma femme était aussi canon, j'la laisserais pas toute seule en pleine nuit, on sait jamais c'qui peut arriver, répondit-il en passant sa langue sur ses lèvres gercées.

Je tente de m'écarter lentement quand il me saisit fermement par la gorge. J'en ai le souffle coupé.

— Alors p'tite salope de bourgeoise, t'as la trouille ? Donne-moi ton fric et tes bijoux. Et ne t'avise pas de crier, menace-t-il en exhibant un cran d'arrêt.

Il me fait si mal, je suis pétrifiée. Je prie pour que Claude se hâte.

Il vient de passer le coin de la rue, s'arrête brusquement, comme s'il analysait la situation puis se met à courir. Parvenu à notre hauteur, il assène un violent coup de poing sur la nuque de mon agresseur. Ce dernier s'écroule mais il est toujours conscient. Il tente en vain de se redresser. Dans les yeux de mon mari, brille une lueur que je n'ai jamais connue chez lui : une haine féroce, presqu'animale. Sans autre forme de procès il roue l'homme de violents coups de pieds, à l'aveugle. Plusieurs atteignent son visage. Tétanisée par cet étalage de violence, j'assiste, impuissante, à ce lynchage. Claude est comme en transe, rien ne peut l'arrêter. Soudain, l'homme, couvert de sang, est pris de convulsions. Puis, il se fige. Claude se penche vers lui, passe sa main devant le visage tuméfié et se retourne vers moi, blême.

— Monte dans la voiture, m'ordonne-t-il

J'obtempère, tremblante, nauséeuse. Il allume le contact.

— On ne va pas le laisser là ? demandé-je d'une voix presqu'inaudible.

— Il est mort Agnès, murmure-t-il. Tu veux quoi qu'on fasse quoi ? Qu'on prévienne la police qu'on vient de tuer un homme ?

Non, bien sur que non. Je ne veux pas finir ma vie en prison. Juliette et Manon sont si jeunes, je ne survivrais pas séparées d'elles.

Dans la voiture garée dans l'allée, nous nous promettons de ne jamais reparler de cette histoire. Il faudra oublier, avec le temps, peut-être, nous y arriverons. Lorsque nous entrons dans la maison, la baby-sitter, nous attend en somnolant sur le divan.

— Les filles ont été sages ?

— Oui madame, des amours, comme d'habitude.

— Claude, tu peux payer Cathy s'il te plait ? Claude, tu m'entends ?

Un regard sur son visage décomposé, sa main dans la poche droite de son manteau, la place habituelle de son portefeuille, et je comprends que tout est fini. En entendant le son des sirènes qui approchent, je me demande s'ils me laisseront le temps d'embrasser mes filles une dernière fois.

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