Tu peux dormir sur tes deux oreilles

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Le pinceau caressait la toile avec tendresse, virait d'un côté, revenait sur ses pas, explorait à tâtons une nouvelle zone, l'égayant de ses couleurs. Les formes commençaient à vouloir dire quelque chose, le sujet à ressortir... Le peintre, lui, avait oublié l'existence de toute autre chose. Son pinceau était devenu le prolongement de son bras. Dans son cerveau toutes connections neurologiques avaient disparu, remplacées par l'éclat d'étoiles imaginaires. Il n'avait plus conscience de son corps. Comme il aimait cet état où même les plus grandes douleurs de ce monde ne pouvaient le déranger ! Soudain un son semblable à un cri le tira de cette sorte de transe. Il savait ce que cela signifiait : le temps était écoulé.


Eugène se tirait difficilement de son sommeil, avec cette envie de jeter son réveil sur le mur que nous ne connaissons tous que trop bien. Impossible, il avait cours dans une heure. L'idée d'une douche bien chaude l'aida à l'extirper de sa couette qu'il finit par rejeter, découvrant un corps nu qui ne tarda pas à frissonner. Il se précipita sous un jet d'eau brûlant puis s'habilla de la façon la plus banale possible avant de rejoindre son compagnon dans la cuisine. La vue de sa beauté au petit matin le mettait toujours en joie, sa barbe naissante le faisait craquer. Ils s'échangèrent un sourire tendre tandis qu'Eugène s'affairait à remplir une tasse de café. Côme, lui, venait d'avaler la dernière gorgée de la sienne. Il déposa un baiser sur le coin des lèvres de son conjoint avant de partir au travail. "Angeline s'est levée et elle a pris son petit-déjeuner. À ce soir mon chéri", ajouta-t-il avant de s'éclipser. Eugène rayonnait : jamais il n'avait osé rêver d'une vie si parfaite et pourtant aujourd'hui il avait l'impression d'être l'homme le plus heureux au monde. Quand il eut fini de manger il retrouva sa fille dans le salon, installée devant son dessin animé favori.

"Va t'habiller ma puce, on part dans vingt minutes.

- Attends, je veux juste voir si maman renard va retrouver ses petits.

- D'accord, mais après tu vas finir de te préparer."

Le trentenaire s'installa à la table du salon, juste à côté, et entreprit de corriger quelques copies pendant le temps qu'il lui restait. Sa fille et lui partirent ensuite main dans la main vers l'école. Le lycée où travaillait Eugène était à quelques pas, il arriva comme d'habitude un peu avant le début des cours, assez pour échanger quelques généralités amicales avec ses collègues. La matinée se déroula bien, ses élèves n'étaient pas très turbulents pour la plupart, même s'il aurait aimé les voir plus passionnés par Shakespeare et ses confrères. Comme il n'était pas loin de chez lui il rentra profiter des deux heures qu'il avait devant lui. Il avala rapidement un plat de raviolis, reste de la veille préparés par son compagnon, avant d'aller s'affaler sur le canapé, impatient de retomber dans le pays des songes.


L'artiste venait d'achever une œuvre qui, même s'il l'ignorait, deviendrait bientôt un des tableaux les plus célèbres. Il contemplait son travail sans arriver à en être réellement satisfait : il le savait, il ne valait pas grand-chose, son talent n'était que fantasme. Pourtant cette vie, quoique difficile et envahie par la dépression et la maladie, était exaltante. Au moins il vivait. Il ressentait. Et il créait. Tant pis si les autres ne dégnaient offrir un regard à ses toiles. Il s'allongea dans l'herbe fraîche, observant le décor qui l'inspirait jour après jour, mais la brume ne tarda à l'envahir, jusqu'à ce qu'il ne discerne plus rien.


Eugène bailla, s'étira, puis se releva doucement. Il aurait aimé se rendormir un petit moment, profiter de ces rêves qui revenaient à chaque fois qu'il s'assoupissait, mais son travail le rappelait. Il soupira : et si toute sa vie n'avait été qu'ennui, sans qu'il s'en rende compte ? La vue d'une photo réunissant sa petite famille chassa vite cette pensée de sa tête et c'est souriant qu'il retourna au lycée, conscient pourtant que cette réflexion revenait de plus en plus souvent.

Le soir il sortit tard. Côme allait chercher leur fille en sortant du travail, lui put donc rentrer directement. Sur le trajet il essaya de s'empêcher de penser mais ne parvint pas à filtrer toutes ses idées. Il ne voyait aucune ombre à sa vie, avait obtenu tout dont il avait toujours rêvé, et pourtant... Depuis quelques semaines qu'il vivait la nuit dans le corps de cet autre, il s'ennuyait. Sa vie était heureuse mais plate. Celle du peintre malheureuse mais excitante. Jour après jour il appréciait un peu plus cette autre existence et devenait plus passive dans la sienne, provoquant même une des rares disputes du couple. C'est la gorge serrée qu'il retrouva son foyer ce soir-là. Angeline lui sauta au cou, Côme l'embrassa tendrement. Il ne voulait surtout pas perdre ça. Pourtant la douleur et la virtuosité de l'artiste de ses nuits l'attiraient. Il savait qu'il devait prendre une décision. Et cette nuit en allant se coucher il était bien déterminé à le faire.


Le peintre le savait : c'était sa dernière fois. Cela l'apeurait tout en l'excitant. Il saisit un pinceau, le trempa dans un jaune topaze puis chatouilla la toile. Il répéta ce geste, encore et encore, profitant de chaque millimètre qu'il traçait. Quand il estima qu'il ne pouvait rien ajouter au tableau il se pencha, ouvrit sa mallette et en sortit un revolver. Le soleil de juillet tapait sur son torse qui fut bientôt troué.


Il avait préféré le bonheur ennuyeux au malheur captivant.

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