Tu seras un homme mon fils

loua

Il revoit encore le sourire de sa mère le jour où la lettre est arrivée.

Dehors c'est la tempête. Le tonnerre gronde dans ses oreilles, les flaques d'eau se forment dans sa tête, noient ses idées qui s'envolent avec le vent. Dehors il n'a pas envie d'y aller, sa peau s'arracherait par lambeaux, il serait à nu. Encore une fois à nu.

Il sent son cœur battre, comme tous les jours il bat comme un oiseau bat des ailes, comme un oisillon cherche à sortir de la gueule du chat. Il serre son arme un peu plus fort contre lui. Il retient son souffle. Il essaie d'ignorer ce bourdonnement qui lui vrille les tympans, parce que ça le fatigue.

Ça le fatigue beaucoup trop.

Il cherche ses vieux repères du regard. Un canapé usé, un peu passé, délavé par la pluie. Un tapis plus vraiment neuf, celui sur lequel le chien a passé tant de soirées, aux pieds de toute la famille. C'est inscrit dans les photos aux murs, des milliers de personnes souriant pour un oui ou pour un non, pour un petit oiseau qui va sortir ou pour la postérité. Des enfants avec de la confiture au coin de la bouche, des dames austères avec une plume dans leurs chapeaux, des hommes si distingués avec leurs moustaches gominées.

Toute une époque à jeter à la poubelle.

L'époque où on se lisait des histoires le soir au coin du feu, où maman tricotait en faisant mine de ne pas écouter, où papa lisait son journal si sérieux avec un petit sourire au coin des lèvres. L'époque où la bonne apportait le chocolat chaud avant d'aller dormir, pour qu'ils aient le ventre bien plein, parce que ça attire le sommeil.

Ça le fatigue tellement…

Il entend au loin le fracas des balles qui embrassent les murs, les hurlements grotesques de tous ces corps ensanglantés qui se disloquent dans la boue, et puis la pluie, la pluie qui lave tout, la pluie qui noiera jusqu'au dernier de ses souvenirs.

Toutes les photos aux murs lui jettent des regards calmes et paisibles comme une soirée d'été sur la terrasse, comme un après-midi indolent à faire la sieste dans les pommiers du verger. Avec de la citronnade et maman qui peste parce qu'ils ont encore déchiré leurs chemises. Et la bonne qui leur donne des tapes sur la tête pour les encourager à faire la course. Parce qu'elle, elle ne peut plus.

La pluie lui coule dans la bouche qu'il a ouverte. Il n'ose plus passer de pièce en pièce. Les ruines de la cuisine lui font aussi mal qu'une balle dans la peau, les chandelles éteintes de l'entrée assombrissent jusqu'à ses derniers espoirs.

Parce que même quand ce sera fini, il n'aura plus nulle part où retourner.

Le sourire crispé de maman qui a toujours été tellement douée pour feindre le bonheur. Elle continue d'invoquer le devoir et la patrie, dans sa tête ça résonne comme dans une caverne vide, comme dans sa maison en ruine. Un tu seras un homme mon fils qui ne rime tellement à rien, parce qu'un homme sans famille ce n'est rien qu'un tout petit garçon perdu dans la forêt.

Sa forêt à lui est criblée de sifflements de balles et d'ordres injurieux lancés comme un ultime testament. On le bouscule, on l'attrape, on le happe, le bras, la jambe, on le frappe. Il se retrouve allongé dans la cave où on cachait ses jouets quand il n'était pas sage.

C'est ça qu'il aimerait dire à l'adjudant qui lui hurle dessus.

Peut-être que ses jouets sont toujours là. Est-ce que je peux les chercher, mon adjudant ?

Les autres ne comprennent pas, ils lui disent de se cacher, de se mettre à l'abri. Mais il est déjà à l'abri, parce que désormais quoiqu'il arrive, il n'aura plus nulle part où aller.

Sa famille a été exécutée et enterrée au fond d'un trou. Sa maison est détruite.

Il peut bien mourir ici.

Ce n'est certainement pas la tempête qui lui dira le contraire.

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