Tu veux qu'j't'aide, c'est ça ?

perce-neige

Oh, mon Dieu… Qui fallait-il remercier en cet instant précis, je vous le demande ? Car, en vérité, du haut de ses dix-sept ans, jamais, au grand jamais, Julien Parmentier n'avait rien vu d'aussi… surprenant. Jamais non plus, - il faut être juste -, il n'avait rêvé d'une telle perfection. Et, longtemps, le souvenir, irrémédiablement ténu, mille fois hélas, de ce paysage infiniment paisible symboliserait pour lui l'image inaltérable de la beauté. Oui, c'était exactement cela, l'image de la beauté. Pour ne pas dire du bonheur... Une espèce de sérénité immuable que, toute sa vie durant, sans doute, il chercherait en vain à retrouver ! A quelques dizaines de mètres en contrebas, le chemin de terre bifurquait brusquement vers la gauche pour se perdre gentiment dans l'ombre de la forêt, contournant, comme pour éviter d'en souiller la virginale splendeur, la tâche presque éblouissante d'une prairie, onctueuse comme du coton et parsemée d'une nuée de fleurs multicolores. Plus loin encore, ce même sentier, à peine visible depuis le promontoire improvisé où le jeune homme se tenait, s'enfonçait plus profond vers l'horizon et la brume légère de l'été. Sur l'autre versant, dispersés dans la mosaïque des pâturages, les bâtiments d'une ferme semblaient avoir été abandonnés depuis la nuit des temps. Pourtant, à bien inspecter chaque indice, Julien, qui respirait maintenant de plus en plus vite et avec de plus en plus de difficulté, crut soudain pouvoir distinguer l'hésitation d'une silhouette qui se détachait, fugitivement, de la crête. Et l'aboiement, déchirant, d'un chien lui parvint alors en écho. Quelqu'un vivait ici dans cette solitude grandiose accessible, uniquement, par la courbe fantaisiste de la départementale en surplomb du vallon. Sauf que quelque part dans les sous bois, - à droite ? à gauche ? mais où ? - sous les pas d'un esprit malicieux, il lui semblait que des branches avaient craqué. Il se retourna d'un seul mouvement, légèrement inquiet, brusquement, à l'idée que l'un de ceux qui l'avaient ignoblement importuné, la veille, puisse l'avoir suivi jusque là et se permette de l'observer tranquillement sans rien révéler de son projet. Mais il n'en était rien, heureusement ! Il devait pouvoir se rassurer, maintenant… Plus haut, rassemblés autour du bivouac, en un cercle compact, postillonneur et volontiers malodorant, les autres l'avaient, sans doute, déjà oublié. Et depuis longtemps, croyez moi… Voilà qui était aussi bien, n'est-ce pas ? Des éclats de voix, vaguement querelleurs, entrecoupés de ricanements proprement stupides, signaient à coup sûr leur présence. Il se laissa glisser contre la barrière, puis entreprit d'inspirer doucement, le plus calmement du monde, avant de chasser l'air de ses poumons aussi lentement que possible, en s'efforçant de suivre à la lettre les conseils que lui avaient, si souvent, prodigués l'infirmière du lycée ; l'autre prescription, nullement contradictoire d'ailleurs mais émanant cette fois du docteur Barnabet, consistant à fixer son attention avec intensité sur un truc quelconque. N'importe quel objet pouvait faire l'affaire, y compris la première créature venue ! Y compris une libellule ? Y compris un brin d'herbe ? Y compris un moucheron ? Y compris ce vilain caillou qu'il venait, Dieu sait pourquoi, d'attraper et de serrer si fort dans sa main qu'il ne put se retenir de crier. Il était même à deux doigts, réellement, à ce moment précis, d'éclater en sanglots ou bien, ce qui revenait au même, à deux doigts, oui, de rire franchement de toutes ces sottises. Il fallait pourtant se rendre à l'évidence, une fois de plus… Les sottises en question pouvaient être drôles, mais elles n'étaient pas franchement sans efficacité. Peu à peu, Julien Parmentier se sentait renaître et n'eût bientôt plus, par conséquent, la moindre velléité de chercher à se moquer des deux seules personnes au monde, ou presque, qui acceptaient régulièrement de l'écouter. Réalisant soudain qu'il avait toujours le vilain caillou au creux de sa paume, il se redressa d'un bond et décida de s'en faire un projectile. De toutes ses forces, il parvint à expédier la catapulte improvisée en direction d'un bosquet presque en contrebas. La pierre rebondit plusieurs fois. Roula sur l'herbe et disparut derrière un buisson. Un jour ou l'autre, il faudrait bien se résoudre à rentrer… A contrecœur, mais il n'y avait pas d'autre choix, non ? Il hésita un peu avant de traverser à nouveau le torrent, resta une demie seconde en équilibre au dessus des tourbillons, manquant de justesse de s'affaler de tout son long, puis sauta à pieds joints sur l'autre rive. Il entreprit alors de couper au plus court, en longeant les sapins. Il ne pensait plus à rien. Et se sentait remonter à la surface à toute allure. Accéléra le pas encore un peu plus. Le pire était passé, n'est ce pas ? En moins de deux, il serait à nouveau là haut… Capable de sourire. De faire comme si. De tout garder pour lui, vous n'imaginez pas. Sauf qu'à force de danser d'un pied sur l'autre, puis de zizaguer, insouciant, dans la prairie vertigineuse, puis d'hésiter un peu, tout de même, sur la direction à prendre, puis de naviguer au plus près des fougères, à force, il avait dû finir par se perdre. Car, sauf à croire qu'il devenait complètement cinglé, c'était, soudain, comme si le monde avait basculé la tête la première et que les entrailles de la terre s'apprêtaient plus ou moins à l'engloutir tout entier. Le genre de truc qui vous donne la chair de poule sans que vous sachiez tout à fait pourquoi, vous voyez… C'était juste là, au détour du chemin, qu'il avait aperçu la fille. De toute évidence, il s'agissait de la petite brune qui aidait à la cuisine, une pouffiasse terriblement insipide, affreusement vulgaire, proprement incapable d'articuler trois mots de suite un peu sensés. Avec de grosses lèvres vraiment dégoutantes qui n'arrangeaient rien. Et des cheveux poisseux au possible qui lui tombaient méchamment sur les épaules pour aller s'évanouir à hauteur des omoplates. Et des lunettes rondes, d'un genre affligeant, pour compléter le tableau. Sauf qu'à cet instant précis, Julien se moquait comme d'une guigne de ce visage ingrat, incapable qu'il était de détacher son regard de la partie de loin la plus charnue de l'anatomie de la fille. Un postérieur du tonnerre de Dieu ! Deux masses de chair rose, incroyablement rebondies. Sans parler de l'ombre secrète qui les départageait et d'où jaillissait maintenant comme une source puissante qui semblait intarissable. Claire Salomon qui avait surpris, derrière elle, ce qui s'apparentait à un vague bruissement de fougères se redressa d'un bond, oui, en moins de deux, aussi rapidement qu'il est permis de relever son pantalon en retrouvant, face à l'adversaire, un semblant de dignité. « Tu veux qu'j't'aide ? » fit-elle alors, après s'être retournée, à l'adresse de Julien qu'elle découvrait, interloqué, et qui la fixait de ses yeux globuleux, désespérément stupides… Comme le seraient, d'ailleurs, définitivement, hélas, mille fois hélas, les yeux de tous les garçons qu'elle croiseraient dorénavant en des circonstances à peu près similaires, vous pouvez me croire. « Tu veux qu'j't'aide ? C'est ça ? » Oui, c'était exactement ça, avait pensé Julien Parmentier. Le fait est qu'il voulait bien qu'on l'aide ! Il ne voulait même que cela, au fond... Un coup de pouce. Un encouragement. Il s'approcha de la fille en s'efforçant de lui sourire. Et de lui parler doucement pour ne pas l'effrayer. Il fallait lui dire quelque chose, n'est ce pas ? N'importe quoi, bon sang, mais des mots ! Des mots… Dans son délire, la petite brune dût faire mine de se débattre et de vouloir s'enfuir. Cherchant vaguement à le repousser. Espérant, sans doute, s'extraire de son regard hypnotique. Elle se mit même à chialer, bordel. Des sanglots à moitié débiles, entrecoupés de rires, soit dit en passant, tandis que Julien se décidait enfin à l'attraper. Des sanglots, donc, des rires, donc, des chatouillis et des murmures, on connaît ça. Pour Julien, c'était un peu comme s'il était quelqu'un d'autre, non ? Quelle histoire… Il commençait même à comprendre que son sexe était presque douloureux. Et qu'il lui faudrait s'aventurer davantage qu'il ne l'avait fait jusqu'à présent. Retrouver la saveur des origines. Il plaqua vaguement sa bouche contre les lèvres vulgaires de la fille. Et entreprit de mêler sa langue à la sienne. Qui était-il vraiment pour en arriver là ? Plus haut, sur le plateau, les autres se rapprochaient du feu. Et chantaient à tue tête. Il fallait voir comme ils étaient heureux.

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