Tu voudrais tant qu'elle soit urbaine

Mathilde Pradier

Tu dis pendant des années que Bordeaux a mis du temps à t’adopter. Tu le dis comme si tu ne voulais pas avouer qu’au fond, tu préférerais vivre ailleurs. Alors, tu inventes une personnalité à cette ville qui finit un jour par te choisir.

Pourquoi moi plutôt qu’une autre tu lui demandes ? Elle joue l’indifférente.  Elle ne répond pas. Elle se rénove. J’ai du boulot, il faut que je rattrape des années de thrombose et d’enfermement. Elle s’inscrit dans un concert de villes européennes.

Mais toi, tu voudrais juste qu’elle sache que tu t’es habituée à revenir la voir. Que la vue de ses échoppes et de son fleuve a fini par te rassurer. Tu construis quelque chose de familier, comme le taureau revient toujours vers la querencia, l’endroit où il se sent en sécurité dans l’arène.

Et pourtant, tu aurais des milliards de choses à lui reprocher. Pourquoi n’as-tu pas plus de placettes arborées où prendre des pots sans regarder l’heure, comme d’autres villes du sud ?

Elle te snobe encore. Les jeunes me comprennent, et toi si tu ne t’y retrouves pas, c’est que tu es has been, t’avais qu’à faire tes études à la Victoire.

Voilà, tu en as pris plein des dents pour pas un rond. Mais le simple fait que tu la critiques, que tu maugrées contre elle, c’est déjà le signe qu’elle t’a déjà un peu tendu la main.

Et parfois, tu en as simplement assez de ce dialogue incessant avec la ville, chaque fois que tu mets le nez dehors et même quand tu restes chez toi, dans une maison typique de son histoire. Tu voudrais l’oublier. Ne pas avoir à la jauger. Est-ce que je vais mourir ici, tu crois ? Mais tu m’ennuies avec tes questions, elle te répond. Mon fleuve charrie l’éternité, il s’ouvre sur l’immensité. Ici les gens ont déchargé des flots de barriques, ils ont exporté le droit et trafiqué les hommes et toi, tu me rétrécis à cet instant minuscule où tu partiras ?

C’est là que tu sais si elle t’a adopté ou pas. Si tu lui ris au nez, tu peux reprendre ton sac. Si tu pleures son indifférence, c’est qu’elle t’a à la bonne, tu peux t’installer en terrasse avec un demi dégoulinant face à l’estuaire.

Tu seras tranquille. Jusqu’à ta prochaine colère ou ton prurit subit devant la trogne des gens et leur mentalité. Avoue, avoue que ça te fait du bien ! Que si je n’étais pas comme je suis, avec tous les défauts de la terre qui te sautent au yeux tous les matins, tu n’aurais pas l’impression d’exister.

Et là, tu remets en route ta mécanique de râleries contre cette satanée ville. Tu repars dans tes invectives. Jusqu’à ce que mort s’en suive…

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