Turbulences dans un bocal

raphaeld

J'ai parfois le sentiment que je n'ai pas trouvé ma place. Dans la rue, les gens me dévisagent, ils ont l'air de se questionner. Comment peut-on s'habiller pareil ? Mais où va-t-il ? Est-ce qu'il vote Macron ? Qu'est-ce qu'il désire, au fond ? J'aimerais bien pouvoir leur répondre. Mais qu'ils me laissent tranquille un peu, le temps que je réfléchisse.


Alors je passe mes journées reclus dans mon appartement aux murs blancs comme un couloir d'hôpital. Depuis mon trône, je m'oublie, j'ai le sort de centaines de destins au bout des doigts.

Je suis Dieu. Des yeux des quatre coins du monde me regardent et attendent que je leur donne la réponse, que je leur montre la clé. Ne vous en faites pas, l'intelligence artificielle triomphera là où le cerveau humain est impuissant. La pluie tombe sur le toit de zinc et mes doigts tapent sur le clavier. J'entends le digicode sonner en bas et mon téléphone portable m'annoncer la venue d'un nouveau pèlerin.

Je suis Dieu et je suis un esclave. Les heures s'étirent, j'entends la sortie de l'école, ma journée est encore loin d'être terminée. J'invente des textes de loi, je compose des grimoires inaccessibles au commun des mortels. J'ai un jour rêvé de sauver le monde, mais désormais j'essaie de me sauver moi-même. Je suis un rouage d'une machine impitoyable, une pièce maîtresse qui subit et transmet des pressions inhumaines ; j'ai envie de la voir céder et de tout entraîner dans ma chute, même si je suis maintenant persuadé qu'elle se régénérera instantanément.

Je ne suis qu'un esclave. Un savant fou enchaîné par ses maîtres. Ils me paient grassement, mais ces lingots d'or moisissent dans un coffre que je n'ai pas le temps d'ouvrir. Ils m'envoient dans des résidences luxueuses, où l'on m'appelle monsieur, pour me faire oublier ce que je suis réellement. Ils chantent mes louanges, ils jurent qu'ils ne peuvent pas se passer de moi, ils me disent que l'herbe n'est pas plus verte ailleurs. Je vois clair en eux désormais, la machine les a recrachés froids et brisés. Ce qu'ils ne savent pas, c'est que je ronge mon lien, et qu'il est sur le point de rompre. Je suis blessé, mais j'ai encore la force de me relever.


Touche après touche, ligne après ligne, l'obscurité grandit. Je quitte enfin ma nébuleuse blanchâtre et me réfugie dans la nuit rassurante. Ils ne peuvent plus me regarder : je peux me recroqueviller, je peux danser, je peux hurler. Dans les rues vides ou cerné par une marée de témoins aveugles, je laisse mes démons et ma rage de vivre s'emparer de moi. Je glisse le doigt dans une boîte de Pandore restée entrouverte. Mon sourire passe sur tous les visages que je croise, mon chant du cœur est repris par des voix étrangères.

Le Dieu et l'esclave s'estompent, je n'existe plus, ou plutôt j'existe partout à la fois. On veut me toucher, on veut m'embrasser. Par ma bouche, ils contractent mon virus. Je leur transmets mon message d'amour, et je m'éloigne. Je gambade parmi les étoiles, je les rallume une à une. Et lorsque le ciel brille enfin de mille feux, je peux fermer les yeux, apaisé.

Je m'engage sur un chemin perdu dans les bois. Mes pieds s'enfoncent dans les feuilles mortes. Je croise des créatures que mon esprit n'aurait jamais pu imaginer, j'en reconnais d'autres qui étaient enfouies au plus profond de mon inconscient. Elles me regardent passer en silence. J'entends le murmure du vent, j'entends la voix des pierres. Je m'arrête, je prête l'oreille, j'écoute leur histoire. Elles me parlent d'éternité, elles m'accueillent parmi elles, elles m'encouragent à m'allonger et à m'assoupir. Mais le moment n'est pas encore venu, et au loin, un clocher m'appelle.


Je cherche dans les flaques le reflet de mon visage d'enfant. La morsure du froid me rappelle le chemin de l'école aux aurores. La chaleur d'une épaule, les étreintes au moment du coucher. Douces illusions. Je monte dans un train qui, je le sais, ne mène nulle part. Et ça a quelque chose de réconfortant.

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