Ultimes retrouvailles

bernie60

Bernard n'aurait jamais cru qu'une table orange vif faussement design et des chaises de la même eau pouvaient constituer l'idéal humain en matière de convivialité. Et pourtant, depuis un quart d'heure, le voilà assis face à Dominique. Jusque là en tous points pareille aux précédentes, sa journée s'est illuminée lorsqu'il a croisé son ex au détour d'un escalator. Ils se sont quittés sans éclat, sans vagues, huit mois auparavant, après quelques années de vie commune.

Il savoure ce moment de retrouvailles. Guetté, suscité, appelé de tous ses vœux. Il a des semaines de frustration à faire oublier, quand il regagnait son travail à 14h00 tapantes sans avoir réussi à la croiser. Des semaines à faire le guet au centre commercial, à deux pas du bureau de Dominique. À attendre le bon moment. À souhaiter son apparition. Ressassant les premières phrases idéales. Répétant les accroches qui emballent, pour qu'elles sortent naturellement. Tentant en vain d'apprendre quelques citations d'illustres inconnus pour lui, mais qui doivent impressionner. À défaut de les avoir collectées sur la Toile, il les a composées lui-même.

Passant de Saramago à Femmes d'Aujourd'hui sans complexe. Pour les recettes. Alternant Couperin et Iron Maiden sans sourciller. Pour l'adrénaline. Bernard se définit volontiers comme un quelqu'un à part. Pourtant, depuis 15 minutes, il enchaîne les banalités d'usage. C'est très fréquent, finalement, quand on est soudainement confronté à quelque chose tant attendu. On se croit préparé, prêt, et rien ne se déroule comme la théorie de notre esprit le programmait. On peut même dire davantage : tout le monde fait face, un jour ou l'autre, à cette situation. C'est banal, dira-t-on, mais Bernard maudit la banalité, ce redouté sens du commun, qui le pousse à aligner des platitudes, Toi ici, tiens, je n'aurais jamais... comme c'est... Incroyable, à quoi cela tient quand même. Le monde est petit. Oui je viens parfois, sur le temps de midi, c'est à deux pas de mon travail, tu ne le savais pas ? Où est passé Lamartine pour qui Les retrouvailles sont un lac baigné de soleil dont l'eau pure et fraîche révèle le plus profond des amours. Envolé Saint-Ex, le Petit Prince et sa clique, Dessiner un mouton pour un enfant, c'est ouvrir son cœur aux plus intenses retrouvailles. Cuit et archi cramé Pavarotti, Retrouver un ami, c'est réchauffer un risotto lentement avec soin, pour exalter ses saveurs les plus complexes. Dominique aime l'opéra et la cuisine italienne. 

Mais elle n'est pas en reste pour ce qui est des banalités, Je passais simplement. Je venais faire un tour. Il est quelquefois difficile de produire une allocution digne d'un Nobel lorsque sa seule préoccupation est un sandwich au Philadelphia maigre, touche de ciboulette et tranches de radis. Pain multigrain. Sans beurre. Un tour de poivre, oui.

 Il note le sandwich. Il poursuit, C'est amusant, c'est ce fromage dont tu raffolais tant. Elle ne comprend pas comment un fromage peu être amusant. Il bredouille, Enfin, je veux dire que j'en ai en permanence dans le frigo, maintenant. Il ajoute maintenant presque à contrecœur. C'est tellement convenu, daté, explicite. À l'époque... il pense époque comme si c’était loin, alors que c’est encore frais. Mais le manque rend les choses tellement distantes, pesantes. Donc, à l’époque, inutile de préciser que Bernard s'opposait farouchement à tout produit allégé. Et encore à présent, c'est le seul produit pauvre en ce qu'on veut qui a droit de citer dans son réfrigérateur. Comme si acheter du fromage maigre pouvait la faire revenir. Comme si c'était la cause de son départ. Il disait, Stop à la dictature des kilos. Mais Dominique est superbe, Tu as une mine magnifique, Tu as perdu du poids, non ? Que le tact soit absent de toute pensée, chez Bernard, cela fait aussi partie de son côté à part. Il voit cela comme un compliment et ses yeux suivent les courbes redessinées. Avec envie et un peu de rancœur aussi. Si ça se trouve, quelqu'un d'autre en profite. Elle baisse les yeux, Je ne sais pas trop. Cela veut dire oui. 

En prévision, il a acheté une Wii avec son extension fit pour se refaire une silhouette. Il a un peu rogné sur son budget livres et CD. Un peu seulement. Faire des concessions, ce n'est pas trop le genre de Bernard. Inutile de préciser qu'elle n'est jamais sortie de sa boîte. Il se dit, Je ne sais même plus où est le ticket de caisse si je dois me faire rembourser. Mais Dominique n'en a plus besoin, visiblement. 

Des jeunes sont venus s'asseoir aux tables voisines. Ils crient, chahutent, se bousculent, se chambrent. Des garçons et des filles. Cela ressemble tant à une parade nuptiale de mandrills que Bernard s'attend à voir les postérieurs rouge vif, gonflés à en éclater, s'exhiber au grand jour, comme on étale ses Converse à carreaux, rapportées de New York, ou son sweat Diesel, Un exemplaire unique, Le même que Justin Bieber, je te promets. Bernard continue sa conversation, il n'ose pas trop hausser le ton maintenant qu'ils ont des voisins. On ne sait jamais. Il se figure certainement que ses états d'âme intéressent tout le monde. Dominique acquiesce sans bruit. Elle n'a jamais été très bavarde. C'est une qualité qu'il lui a toujours reconnue. Les conversations, c'est comme sauter dans une flaque d'eau, le seul au sec, c'est celui qui saute. Alors, Bernard parle de tout, de son travail, de ses vacances, de ses loisirs, du dernier film vu, d'un restaurant cuisine équitable à ne pas rater, en tout cas lui ne l'a pas raté, du dernier Bashung, car on le sait cela ne peut être que le dernier, Toutes ces magouilles commerciales pour duper le fan et sortir des fonds de tiroir posthumes, c'est vraiment n'importe quoi. Se faire du fric sur le dos d'un mort. Bien sûr, si un album de Bashung est édité, il l'achètera, Juste pour écouter. 

La musique d'ascenseur s'interrompt. On dit musique d'ascenseur, mais dans un centre commercial, elle n'est pas réservée aux ascenseurs, sinon peu de personnes en profiteraient par rapport à la masse de gens se pressant de tous côtés. Elle est omniprésente baignant le centre commercial dans un climat propice aux achats compulsifs, selon une agence célèbre de marketing communicationnel, le tout rehaussé d'essences de fruits rouges et d'une touche de bois de cèdre, pour éviter les remords chez la ménagère de 50 ans qui se laisse subitement aller, surfant sur la vague d'un consumérisme frénétique. Ironiquement, les Black Eyed Peas balançaient justement un Shut up, just shut up, shut up dans l'enceinte du centre. Bernard a été exaucé, S'ils pouvaient en effet se taire, ce ne serait pas du luxe. Mais le mal est fait. Il continue de battre la mesure. Il faudra des heures pour évacuer le beat binaire et obsédant, simplissime à l'extrême, fait pour la dance et la sueur des corps. Il venait à peine d'effacer la Positive attitude de Lorie qui avait baigné son petit déjeuner. Le genre de chansons qui s'accrochent à vos neurones aussi sûrement qu'un morpion aux poils pubiens d'un légionnaire en perm au BMC. 

Voilà donc le centre commercial plongé dans silence tout aussi reposant qu'il est inhabituel. Presque trop beau. Une voix de femme, faite de sensualité pragmatique et de douce persuasion, prend le relais, Le petit Barnabé attend ses parents au Centre d'Information, au niveau Zéro, à côté du bureau de Poste. Bernard rigole, Barnabé, c'est quand même bien lourd à porter. Pourquoi pas Anatole ou Sigismond. Aldebert ou Genseric. Au début, il semble dire cela tendrement, presque compatissant pour l'enfant. Puis il soupire et souffle, Je vois déjà ce gosse dans la cour de récréation, sur les bancs de l'athénée, à l'unif... Ses camarades vont lui lancer du Babar, du Bébé à qui mieux mieux. Il s'agite. Quelques tics nerveux lui tiraillent le visage. Pour un peu, il descendrait au Centre d'Information pour passer un monumental savon aux parents, à Barnapapa et à Barnamaman, leur demandant à quoi ils avaient bien pu penser devant l'officier d'État Civil, qu'on ne choisit pas un prénom comme on fait son Lotto... C'est une chose sérieuse. Ce n'est pas que Bernard ait pu souffrir d'une quelconque manière de s'appeler ainsi. Bernard, c'est simple sans sombrer dans le trop commun, efficace sans virer à l'insipide. Cœur d'ours. On en connaît tous un. 

La musique est repartie. Gilbert Montagné et une autre personne vont s'aimer, sur un bateau ou sur un oreiller, à se trouer la peau. Dominique lui explique, Tu voudrais qu'il s'appelle Kevin ? Barnabé, c'est un prénom plus ancien. Pas de quoi le comparer à des prénoms francs ou médiévaux. C'est le quatorzième apôtre. Le Fils de Consolation. C'est plutôt mignon. Elle a à peine touché à son sandwich. Il sourit avec bienveillance, Cela pourrait être le prénom de notre fils ? Il se souvient que voici deux ans, elle lui a lancé, Tu ne seras jamais le père de mes enfants. Le début de la fin, telle qu'il la retracée rétrospectivement. Face à lui, dans la clarté néon du centre commercial, elle hoche la tête, Des prénom, il y en a tellement, le choix est complexe. Cela ressemble à un encouragement. Il poursuit, Tu sais, justement, à ce sujet... 

Elle se lève, Il faut que j'y aille. Cela m'a fait plaisir. Il la sent qui s'échappe Elle prend la tangente. Comme toujours. Elle abandonne son sandwich sur la table. Quasi intact. Il n'a pas le temps de finir. Tout se bouscule. Il se maudit lui et ses logorrhées verbales de tout à l'heure. Il se maudit de n'avoir pu rester fidèle à ses plans. De n'avoir pu aller à l'essentiel. Mais l'instant n'est pas aux regrets. Il veut qu'elle revienne. Il faut le lui dire. Il se lance, Tu sais, cela a été une sacrée erreur... Il s'interrompt, pour voir sa réaction. Elle tourne la tête. Elle le regarde, enfin, dans les yeux, bleus et froids. Il se dit, Elle est belle, une lionne défendant ses petits. Et elle conclut, Oui, de vivre ensemble

Elle a toujours eu le sens de la formule.

Synopsis

Dominique et Bernard sont séparés depuis quelque temps. Si Dominique semble s'en accommoder fort bien, Bernard le vit moins bien. Au détour d'une rencontre, qui semble fortuite mais est orchestrée par Bernard, les masques tombent. Dominique prend congé, mais Bernard ne l'entend pas de la même oreille. Il entreprend une reconquête aussi pathétique qu'insensée, dans une pure application du proverbe, Qui veut la fin veut les moyens. On découvre ainsi que l'on ne connaît vraiment quelqu'un que lorsqu'on le quitte. Mais la leçon peut être tardive et s'avérer dangereuse.

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