Avatar, mon beau miroir

Anne S. Giddey

Pierre, divorcé, élève seul son fils Gaël. Ambigu et plein de rancœurs, il déverse sur son blog sa rage à l’égard de la société. Il s’en prend aux étrangers, sans paraître s’apercevoir que son propre fils est à moitié marocain. Pendant que Gaël s’interroge sur son identité, à l’autre bout du monde, un internaute puise sur la Toile de quoi nourrir ses psychoses. Il se choisit un pseudo : maîtredumonde404. Biberonné aux propos haineux de divers blogs, dont celui de Pierre, maïtredumonde404 échafaude un projet insensé.

Un clic, une fraction de seconde. Santiago, Miami, Lima, Hongkong, Sydney, Sarajevo, Tokyo, New York. Internet bombarde la planète de son flux, en continu. On dit du grand réseau que c’est une toile d’araignée, mais c’est bien plus vivant qu’un piège de soie, bien plus organique. C’est plutôt comme un système nerveux géant et désincarné. Le Web, c’est un réseau de nerfs, un prolongement de nos propres influx.

« Me suis fait des spaghettis bolognaises » - 12 personnes aiment ça. « Mon keum est un connard » - 53 en parlent.

C’est encore lundi à Chuginadak. Maîtredumonde404, fier et déçu à la fois, vient de créer son compte sur une blogosphère. Dire qu’il est le 404ème à s’autoproclamer maître de ce monde… Rien que sur ce site ! Il regarde son avatar, hésite. Doit-il mettre une photo de lui, une vraie ? Un paysage tout beau, tout rassurant ? Une photo de sa voisine ? En même temps, cette silhouette anonyme de l’avatar par défaut, il l’aime bien !

 

Ajouter. Visualiser. Valider ?

Pierre suit docilement les étapes pour publier son blog. La page s’affiche et Pierre se déconnecte, satisfait. 7 secondes. Les synapses du grand réseau convulsent, expulsent leurs doses d’octets, envoient des décharges de psyché humaine d’un ordinateur à un autre, à un autre, à un...

A l’autre bout du monde, sur son île, maîtredumonde404 reçoit une notification. Depuis quelques heures, il promène son avatar au hasard. Il prend plaisir à faire glisser cette ombre noire sur les blogs comme une taupe, un espion indolent. Sans laisser de trace. Il est sur le grand réseau comme il est dans la vie, sans relief, un papier calque. Jamais un commentaire, un mot de travers. Il n’est que voyeur. Il suit mécaniquement des yeux tous les mots qui défilent, gobe les mouches, les idées de l’un, les amours d’un autre. Un jour, tout ça, il le recrachera à sa façon. Un jour. Il est tombé sur le blog de Pierre, une chance sur quelques milliards. Il est resté croché.

« C’est l’assurance qui fait le malade. Regardez ce qui se passe en Ethiopie. Les gens n’ont pas d’assurance maladie, ils ne sont pas malades. Ils sont juste morts. »

Pierre, les étrangers, il n’aime pas. Payer pour les autres, ces autres qu’il ne connaît pas, il n’aime pas. Payer pour les vieux, les infirmes, les chômeurs, Pierre, il n’aime pas. C’est déjà mardi matin en France et Pierre va réveiller son fils.

- Papa, où elle est maman ?

- Elle est rentrée chez elle, je t’ai déjà expliqué.

- Chez elle, c’est pas ici, avec nous ?

- Non, chez elle, c’est l’Afrique. Quelque part dans le nord de l’Afrique.

Pierre n’est pas raciste, la preuve. Sa femme est nord-africaine. Ex-femme. Il ne dit pas marocaine, non. Il ne lui accorde pas d’identité nationale. Parfois, il dit « africaine musulmane ». Les étrangers viennent d’un continent, d’un amalgame, d’une religion. Lui, il est juste français et ça suffit.

- Gaël, dépêche-toi !

Gaël a grimpé sur un tabouret pour aller à la rencontre de son image dans le petit miroir, celui qui est au-dessus du lavabo. Il regarde ses cheveux noirs, frisés serrés. Sa peau mate, même en plein hiver parisien. Il ressemble à sa maman. Alors il se sourit, enfin il essaye. Il sourit à son image, de tout son cœur, comme il voudrait sourire à sa mère.

- Encore des immigrés, toujours des immigrés. Traîne pas là, Gaël, au milieu de ces petits Maghrébins. C’est de la mauvaise graine, tu sais.

Gaël ne comprend rien. La mauvaise graine a la même tête que lui. Les mêmes cheveux noirs, frisés serrés, la même couleur de peau. Nord-Africains, Maghrébins, Arabes, immigrés, des mots qui lui ressemblent, sans être vraiment lui. Mais c’est quoi la différence ? Qu’est-ce qui distingue Gaël de la mauvaise graine ? Juste le prénom ? Eux, ce sont des Youssouf, des Mustapha, des Mohamed ou des Djamel. Gaël, c’est breton, c’est son papa qui l’a choisi… C’est l’étiquette qui cache le flacon. Et sous l’étiquette, Gaël a la gueule de la mauvaise graine.

« La grande criminalité, celle qui brasse des milliards de dollars et des milliers de morts, tout le monde s’en tape. Les chefs d’Etat corrompus jusqu’à la moelle, les délits d’initié, ce n’est pas ça qui nous menace directement, nous, les petits. Ce qui nous fait peur, c’est la délinquance de rue, celle qui fleure bon la pauvreté et le drame social. Les explications psychosociologiques, ça aussi, on s’en fout. Tout ce qu’on veut, ce sont des rues propres ! »

Mardi matin à Chuginadak. Maîtredumonde404 a revêtu ses habits sociaux pour se rendre à son travail. Durant la nuit, pour la première fois, il a laissé un message sur le grand réseau. Un message public, de ceux qu’on impose sur les murs des autres, comme un tag. Il a regardé, le cœur battant, ses mots apparaître en libre service planétaire. Comme si le monde entier avait les yeux braqués sur lui ! Il a rougi. Au réveil, il s’est mis à tourner autour de son ordinateur. Longuement, il a piétiné devant l’écran. Il avait peur. Peur d’une réponse, d’une non-réponse aussi. Il avait tout imaginé. Qu’elle le remballe poliment, l’insulte, le trouve beau sur la photo, le laisse dans le silence. Tout sauf ça : elle avait purement et simplement supprimé son message ! Elle s’était permise d’effacer sa contribution à la grande œuvre du monde. « J’aurai ma revanche. Quand tout sera fini, personne ne pourra plus m’effacer de sa mémoire ! »

On est mardi soir en France, c’est foot à la télévision. Pierre regarde son équipe nationale d’un air soucieux, comme s’il se trouvait au chevet d’un grand malade.

A Chuginadak, maîtredumonde404 commence à penser par lui-même. Il emmène sa mère dîner dans un bon restaurant, regarde trois épisodes de sa série préférée, puis, il s’approprie la haine de Pierre et la globalise. Il l’appose sur tous ceux qui ne sont pas lui. Les étrangers de peau, de sang et de religion, la politique modérée, celle de gauche, intellectuels, médias, femmes, enfants, homos… Il n’oublie rien, ni personne ! Méthodiquement, maîtredumonde404 surfe sur Internet. Il n’est plus en balade sur la Toile, mais en mission. Page après page, d’un nouvel onglet à une nouvelle fenêtre, un lien, un moteur de recherche, maîtredumonde404 part en croisade sur les nerfs du grand réseau. Quel incroyable potentiel à portée d’un clic ! Tu veux les pyramides ? Les voilà ! Tu cherches des amis ? Tiens ! Maîtredumonde404 se met en quête d’une recette, c’est bientôt carnaval. On trouve tout sur le Web. On peut carburer en circuit fermé, juste connecté. Un homme seul n’agit jamais vraiment seul… Un par un, il note attentivement sur un bout de papier tous les ingrédients dont il a besoin.

Au même instant, Gaël se lève sur la pointe des pieds. Mercredi matin. Il allume l’ordinateur de son père et se connecte au grand réseau. Il attend la réponse d’une jolie Amandine aux yeux bridés. Il a dit « je t’aime », elle a dit « moi aussi », c’est tout con l’amour ! Gaël est un grand chef berbère, qui aspire aux pur-sang, aux falaises et aux dunes. Tout se fond, se confond. Il galope dans la gouaille du boulevard Barbès, les fers martèlent le béton, s’engouffrent dans la gueule du métro, font jaillir les étincelles des rails, habillent de feu le noir du tunnel. Gaël a rendez-vous à 16:00 sur le troisième banc, au bord du canal Saint-Martin, avec une princesse venue d’Asie. Il est heureux. Pour fêter ça, il va chercher le blog de son père dans l’historique du navigateur. Le mot de passe est en mémoire, facile ! Clic, nouveaux messages. Gaël supprime le plus récent au hasard, juste pour s’exprimer.

Maîtredumonde404 sort dans la nuit. C’est un chrétien en croisade, qui va se faire une dernière pute. C’est péché. Il mange du chocolat, ça aussi c’est péché. Dieu lui pardonnera quand il aura parachevé son œuvre. Il se couche sur la femme publique, transpire sur son corps de glace, il est seul. Même encastré dans un corps de femme, il reste seul. « J’aurai ma revanche. A la une des journaux, je serai magnifique. »

- Elle m’avait promis.

- Qu’est-ce que tu dis, mon chou ?

- Rien. Elle m’avait promis.

Le lendemain matin, maîtredumonde404 se lève tôt. Il n’a pratiquement pas dormi et ça n’a pas la moindre importance. Il a du travail, des courses à faire. Hier, il a envoyé un message personnel à Pierre, mais n’a pas reçu de réponse. Ce n’est pas grave, il est capable d’avancer sans écho. Il sait qu’ils sont nombreux sur la même voie, ils sont juste distants. Mais ils se comprennent. Dans son message, il lui expliquait son plan. Il est sûr que Pierre a compris et acquiescé en silence. Pour carnaval, maîtredumonde404 mettra un bleu de travail et affichera une boîte à outils. Comme un alibi. Il faut qu’il s’entraîne à passer inaperçu, un acteur se doit de travailler son personnage…

(A suivre)

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