Un cadeau inestimable

Sandra Mézière

La neige qui virevoltait avec une révoltante gaieté lui rappelait que, à son image, sa vie avait un jour été d’une insolente beauté, quand Noël ne signifiait pas ce regret amer et cruel du temps passé, quand elle possédait encore l’impertinence que procure ce fugace et illusoire sentiment d’éternité et d’invulnérabilité, ce remord destructeur nommé jeunesse, quand elle ne regardait pas l’existence à travers une vitre sale et fatiguée, surtout avant qu’elle ne soit plus que la vieille dame de la chambre 7, sans prénom, sans avenir, avant qu’elle ne soit pour ses enfants que la corvée du dimanche, et des jours de fête ironiquement ainsi nommés, et pour les autres qu’une condamnée à mort, pire : à une médiocrité et un ennui épuisants. Elle ferma les rideaux sur cette blancheur agressive, réminiscence torve de sa jeunesse perdue, et sur le souvenir furtif et douloureux d’une petite fille qui avait regardé cette neige et Noël avec des yeux étincelants.

Un léger bruit attira son attention et ses pas feutrés à la porte. Une enveloppe y avait été glissée. Y figurait un prénom qu’elle n’avait pas lu ou entendu depuis si longtemps. Le sien. Elle se laissa glisser sur le sol sans se préoccuper de savoir si elle pourrait se relever. Puis, elle ouvrit l’enveloppe et dévora ces mots :

« Jeanne. C’est avec toute la folie de ma jeunesse égarée, avec tout l’espoir que suscite Noël que je t’écris, encore bouleversé d’avoir lu ton nom sur ta porte, comme un miracle de Noël. 65 ans après. 65 interminables années avant de te retrouver dans cette antichambre de la mort.

A cette époque, la guerre avait tué en moi l’innocence et l’espoir réveillés sublimement, en une seconde, en croisant le regard de la fille des nouveaux voisins de mes parents. Puis, chaque jour, nos regards se croisaient avec une intensité fiévreuse.

Aussi incroyable cela soit-il, toute mon existence ce regard m’a porté. Tu n’as jamais su, Jeanne. Tu n’as jamais su que ton souvenir m’a accompagné toute mon existence, même quand d’autres l’ont partagée.

A notre âge, nous sommes censés vivre plus dans le souvenir que dans l’avenir, mais si tu acceptais de m’écrire, nous pourrions prolonger l’un et l’autre. Reprendre ce dialogue qui n’était alors que celui de nos regards. Je sais que c’est un pari fou mais nous n’avons plus de temps à perdre à être raisonnables. N’est-ce pas incroyable que le destin me permette de faire ce pas que je n’ai jamais pu franchir il y a tant d’années ? Jeanne, écris-moi et je serai le plus heureux des hommes.

Jeanne, j’ai si souvent crié ce prénom dans le silence sans croire entendre un jour un écho. Je t’ai tant cherchée dans les yeux de quelqu’un d’autre. Jeanne, tu possèdes le pouvoir unique de me redonner mes 20 ans.

J’espère que tu pardonneras ma fougue, celle d’un jeune homme qui renait grâce à toi. Jeanne, acceptes-tu de m’écrire, de tout reprendre depuis ce jour où tu t’es engagée dans la Résistance, ce jour beau et funeste où je t’ai attendue en vain, une rose à la main, osant enfin et trop tard ?

Jeanne, mon avenir (moi qui pensais que ce mot était à jamais banni de mon vocabulaire), oui, mon avenir t’appartient. Charles, chambre 9. »

 Jeanne se releva avec une légèreté miraculeuse, ouvrit les rideaux, admira la neige immaculée étourdissante de magnificence, revit, surgi du passé, comme si c’était la veille, un regard d’une douceur ensorcelante, et songea qu’elle venait de recevoir son plus beau cadeau de Noël : sa jeunesse perdue. Et un avenir. A 91 ans.

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