Un de ces jours

aile68

On était tous allé voir Cinema Paradiso en groupe, à deux ou seul. Patrice y était allé seul bien sûr. Il jouait toujours au loup solitaire, c'était un des rares garçons de la classe. La prof d'italien a fait la promo du film au centre culturel italien, elle était fière de présenter ce film magnifique qui nous a tant fait rêver. Mon dernier contact avec elle s'est fait au téléphone, elle téléphonait au centre culturel, j'y faisais un stage, j'ai reconnu sa voix, on était bien contente de tomber l'une sur l'autre. Je faisais partie du groupe qui était en "peloton de tête", elle nous aimait bien, nous voulions continuer l'italien à l'université. Notre prof nous a mis en garde, fallait pas avoir peur de nous attarder durant des heures sur un mot, son origine, et son évolution dans le temps, la linguistique peut être passionnante si on tombe sur le bon prof, je suis tombée sur un prof ennuyeux comme deux  jours de pluie. J'étudiais mieux seule. J'ai fait mon loup solitaire comme Patrice que je croisais dans les couloirs parfois. Je me suis détachée de mes "amies" et j'ai découvert le plaisir de chercher des mots dans les dicos. J'y allais à fond, c'était un vrai régal. Petit à petit je me suis rapprochée de Patrice qui avait choisi de faire français et latin, on se voyait à la bibliothèque le lundi de 15 à 16h. On discutait de nos études bien sûr et de cinéma pendant nos pauses. Je n'ai jamais osé lui demander pourquoi il n'avait pas continué l'italien. Peu de débouchés peut-être. Peut-être oui. Il n'y a qu'en traduction que j'étais dans le "peloton de tête" et en philologie. Je me sentais en danger, le terme est fort, certes. Plus tard quand j'ai quitté la fac, j'ai croisé une connaissance qui regrettait d'avoir fait des études pour être prof de français, elle avait beaucoup de travail et des élèves peu intéressés pour la plupart. Moi j'avais trouvé du travail comme employée dans un magasin de vêtements chic, je vendais des manteaux en astragan et des pulls en cachemire à des femmes ridées aux lèvres rouge vermillon. Ma patronne était à cheval sur la courtoisie et la ponctualité, elle voulait un beau magasin toute la journée durant et exigeait de ma part une tenue parfaite. Exit les jeans de la fac, j'ai adopté les jupes et les pantalons en coton de coupe classique. Je n'étais plus la même. Je ressemblais à une modèle de magazine. Quand je sortais le soir de mon travail, je me les pelais sous mes collants, je détestais ce que j'étais devenue. Un soir j'ai vu la vendeuse du magasin d'à côté. On voyait qu'elle avait pleuré. Pourquoi? Je me suis demandée. Son rimmel coulait. Je n'ai pas osé l'approcher. Je me suis conduite comme une étrangère, dans le bus je me suis assise loin d'elle comme si je ne la connaissais pas. C'était un soir de janvier, il faisait froid, les soldes avaient commencé. Sa patronne lui avait-elle reproché quelque chose? Je ne pouvais pas  la laisser seule dans son coin. Surtout qu'elle m'avait aperçue. Je me suis donc approchée d'elle, elle avait essuyé son rimmel, elle avait encore les yeux rouges mai elle ne pleurait plus. Je lui ai souri, elle aussi. Catastrophe! Elle avait encore envie de pleurer. J'ai mis ma main sur son épaule pour la réconforter, pour qu'elle retrouve courage. Elle s'est mouchée discrètement, a séché ses larmes.

"Votre patronne aussi vous a transformé en une poupée qui dit oui Madame, non Madame?

Ouf! Je n'étais pas la seule. 

- Qu'est-ce que vous faisiez avant? Vous êtes heureuse dans ce magasin pour femmes chics?

- On ne me reconnaît plus, moi non plus je ne me reconnais pas.

- C'est bien triste vous ne croyez pas?

- C'est la vie qui nous change, j'essayais de la consoler.

- Oui,c'est ça. On est dans la cour des grands maintenant me répondit-t-elle comme fataliste.

- Oui, mais le soir et le week-end on peut redevenir comme avant je lui ai dit.

- Oui, vous avez raison.

- Ecoutez! On va se dire "tu" d'accord? Nous faisons le même travail toutes les deux, autant devenir amie.

- Oui, vous avez raison. Euh, tu as raison.

- Tu aimes ton job? Moi j'aime, mais c'est tout ce tralala que je n'aime pas. Les clientes et ma patronne sont pleine de chichi.

- Non moi heureusement c'est un peu plus cool. Tu sais le sport and wear... Quoique ça dépend du client, ou de la cliente.

- Elles sont sympas tes collègues?

- ça dépend qui. Y a une lèche-bottes personne peut se la voir!

- Ouais c'est sûr! Moi je suis toute seule, mais c'est pas plus mal. Bon je descends au prochain. A demain! Passe une bonne soirée " je lui dis avec entrain.

J'étais contente d'avoir dit ces mots qui font du bien. Je suis rentrée chez moi, avec un enthousiasme rare j'ai dit:

"Salut la compagnie!"

La compagnie en question c'était mes parents et ma petite soeur. Ils étaient bien surpris de me voir si contente.

"Ta patronne t'a augmentée? m'a demandé mon père.

- Tu sais bien qu'elle est fauchée comme les blés! Elle se plaint toujours de la crise.

- Ouais et la crise c'est pire pour les riches! Tout le monde sait ça! a ricané ma soeur.

Je me suis approchée de la sauce tomate, elle était bien fumante, bien épaisse. Un vrai régal! J'en ai pris une cuillère, et zut! je me suis fait une tache sur mon chemisier blanc (Comme par hasard! Mais ma mère a son secret pour enlever les taches de sauce tomate).

- Je t'ai toujours dit de mettre une bavette!" m'a reproché ma mère.

Pour rien au monde je n'aurais renoncé à cette ambiance familiale. Une fois chez moi je redevenais vivante, joyeuse, naturelle. 

"Au fait! On a appelé pour toi" me dit ma soeur en anglais.

Je suis allée voir dans ma chambre et j'ai vu un post-it sur mon bureau:

"Patrice a appelé. C'est d'accord pour dimanche 15 heures."

Patrice, l'ami par intermittence, tantôt amant, tantôt loup solitaire comme toujours. Il fallait que ça cesse, qu'il se décide...

J'ai changé mon chemisier taché, j'ai mis mon pyjama. Je l'appellerais un de ces jours.


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